#1 J’habite une blessure sacrée
#1 J’habite une blessure sacrée

#1 J’habite une blessure sacrée

Y aura-t-il un après ? J’en doute. Demain se tisse aujourd’hui. Rien de neuf ne sortira ex nihilo le 1er septembre 2020 lors d’une nouvelle rentrée scolaire et professionnelle. Les basculements sont déjà là. Quels sont ceux que l’on souhaite pour soi et pour nous ? Dans quel monde avons-nous envie de vivre ?

L’enchaînement des jours pèse sur l’âme et le corps. Je suis sur-vigilant d’une toux, d’un rhume.. C’est sans doute ce pour quoi, la reprise d’une chanson de Bourvil m’a tant touché : « le travail est nécessaire / mais s’il faut rester / des semaines sans rien faire / eh bien on s’y fait / mais vivre sans tendresse / le temps nous paraît long ».

J’aurais envie d’une bière en terrasse, de prendre mes amis dans les bras. De ne plus voir de masque. De ne plus me sentir aux abois. Un monde sans câlins ne peut pas être un monde commun.

Est particulièrement troublant l’impression d’être entré dans cette époque en somnambule 1 . Sans me rendre compte du basculement. Je ne fais pas partie de ceux qui se sont précipités en pharmacie acheter des masques quand les premiers cas ont été signalés en France. Je faisais mes courses tranquillement quand je voyais des personnes acheter des paquets de pâtes de 10kg. Je n’imagine pas le réel qui vient.

Je reste troublé par les files d’attente où l’on ne se touche plus. Nos corps s’éloignent. Je ne me résous pas à remonter le col de mon pull pour ne pas avoir à respirer le même air et ne plus risquer de recevoir leurs postillons. Je regarde hébété qu’on ne soignera pas certaines personnes car ils ont une pathologie lourde ou plus de 75 ans.

Pourtant, ma perception du danger était vive. Elle se dirige toujours plus vers les décisions politiques que personnelles. J’ai plus de choses à dire – et à reprocher – sur ce que fait Édouard Philippe qu’à refuser un barbecue avec mon cousin à l’avant-veille du confinement.

Il y a près de quarante ans, Aimé Césaire publiait un long poème dont les premiers vers sont gravés sur sa tombe.

J’habite une blessure sacrée

j’habite des ancêtres imaginaires

j’habite un vouloir obscur

j’habite un long silence

j’habite une soif irrémédiable2

Dans cette blessure sacrée puisons l’énergie de notre présent. Avec nos ancêtres imaginaires les manières de lutter pour la justice et la vérité. Dans ce vouloir obscur l’énergie d’accomplir ce que nous ne connaissons pas encore. Dans ce long silence l’écoute de ce que nous avons à apprendre face au bruit. Dans cette soif irrémédiable le désir de nouvelles sources de vie.

1. A l’image de ceux qui n’ont pas vu venir la Première Guerre Mondiale. Clark, C.M., Les somnambules: été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013

2. Aimé Césaire, Extrait de « Calendrier lagunaire » in « Moi, laminaire », 1982