Trop longtemps, je me suis réfugié derrière le collectif pour ne pas avoir à affronter l’inconfort d’un entre-deux. Avec un sentiment de ne pas savoir où me placer. Chercher sans être chercheur. Animer sans être animateur. Raconter sans être conteur. Me sentir « aux marges » où je tente de relier des mondes et des pratiques. Sans le statut qui amène la reconnaissance.
Le site d’AequitaZ était un lieu d’accomplissement devenu aventure collective. Je m’y sentas bien mais c’était une maison commune. J’avais besoin d’un chez-moi, un home disent les anglais. J’ai donc eu envie de tisser un nid brindille après brindille. Parfois du plastique ou d’autres déchets puisqu’il est disponible et qu’il est là.
J’ai mis des années à lire « Les racines du ciel » de Romain Gary. L’ami Jérôme n’avait de cesse de m’en parler à raison. Et il fut un fil de mes premières conversations avec Corinne. J’avais peur d’être déçu et je ne le fus pas. A sa lecture, la « marge humaine » s’est définitivement imposée comme l’expression qui désignait une disposition que je connaissais bien.
Je partage la conviction que nous avons un besoin intime, géographique et politique de cet espace. Faire de la place pour ce qui menace de disparaître et qui nous manquera plus tard, pour un refuge. Contre les idéologies qui prennent toute la place. Contre notre présence étouffante. Contre tout ce qui est utile et efficace.
J’écrirais certainement un jour sur le vide nécessaire. Une posture, une respiration et une pratique que l’on peut transposer dans notre vie quotidienne. Même professionnelle, quand je réalise une grille d’enquête, Vivian Labrie m’a appris à toujours laisser un endroit où noter l’inattendu et l’imprévu. Pour sortir des cases de notre esprit.
C’est cet espace-là que j’ai voulu m’offrir pour m’y réfugier quand j’en aurai besoin.
———–
« Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation » [Les racines du ciel, Gallimard, 1956 (2006), p.83]
« Morel refusait de transiger là-dessus. Saboteur de l’efficacité totale et du rendement absolu, iconoclaste de la sueur et du sang érigé en système de vie, il allait faire tout son possible pour que l’homme demeurât à jamais comme un bâton dans ces roues-là. Il défendait une marge où ce qui n’avait ni rendement utilitaire ni efficacité tangible mais demeurait dans l’âme humaine comme un besoin impérissable, pût se réfugier » [op.cit, p.182]
« Il s’agit simplement de reconnaître l’existence d’une marge humaine que tous les gouvernements, partis, nations, que tous les hommes s’engageraient à respecter, quelle que fût l’urgence ou l’importance de leur entreprise, aspiration, construction ou combat ». [extrait du Manifeste du Comité mondial pour la défense des éléphants, op.cit, p.270]
« C’était à leur tour de faire quelque chose pour les éléphants. Il était temps, après Auschwitz, qu’ils puissent manifester eux aussi leur amour de la nature, se porter à leur tour au secours de la marge humaine, assurer la défense de cette marge que le progrès doit rendre de plus en plus large, et qui doit nous contenir tous, par-delà les races, les nations et les idéologies. Il avait toujours eu une passion tenace pour toutes les formes de la vie – il avait appris de Peer Qvist le mot « écologie » qu’il ne connaissait pas – dont les ennemis l’avaient toujours en travers de leur chemin » [op.cit, p.473]
« La donnée fondamentale de mon livre est ce que j’appelle « la marge humaine ». Précisons. Notre époque est arrivée à un tel degré dans le totalitaire, non seulement au sens politique, mais au sens de l’effort économique, au sens du travail et de la misère, de la peur et du désarroi, au sens des menaces qui pèsent sur nous et qui sont totales – qu’il m’a paru important de hurler, avec toute la force dont je suis capable, que nous devons être guidés, quels que soient nos systèmes idéologiques, quelles que soient les difficultés de notre marche en avant, quelles que soient nos tâches essentielles, par le souci de préserver une marge de sécurité où il y aurait toujours assez de place pour un certain minimum de l’humain qui nous garderait à la fois de nos erreurs et de nos vérités. Je m’explique. Je suis a priori contre tous ceux qui croient avoir absolument raison. La phrase n’est pas de moi ; je ne sais pas de qui elle est ; j’ai l’impression qu’elle est d’Albert Camus. Je suis contre tous ceux qui croient avoir absolument raison. Je suis contre tous les systèmes politiques qui croient détenir le monopole de la vérité. Je suis contre tous les monopoles idéologiques. La démocratie du type occidental européen est ce qu’elle est : mais elle était, jusqu’à la Pologne de Gomulka, le seul système politique qui pouvait revenir sur ses pas. Je vomis toutes les vérités absolues et leurs applications totales. Prenez une vérité, levez-la prudemment à hauteur d’homme, voyez qui elle frappe, qui elle tue, qu’est-ce qu’elle épargne, qu’est-ce qu’elle rejette, sentez-la longuement, voyez si ça ne sent pas le cadavre, goûtez en gardant un bon moment sur la langue – mais soyez toujours prêt à recracher immédiatement. La démocratie, c’est le droit de recracher. » [Romain Gary dans une interview donnée à Jean Daniel, L’Express, 4 janvier 1957]