#3 Quitter notre piédestal
#3 Quitter notre piédestal

#3 Quitter notre piédestal

J’ai trainé mon désarroi toute la première semaine de confinement. A ne pas savoir vers qui me tourner. Et à occuper les enfants de contraintes scolaires pour ne pas avoir à regarder mes peurs en face.

Il est vertigineux de se rappeler que ce virus existe depuis longtemps. Simplement qu’il n’avait pas encore rencontré notre espèce. Covid-19 est un virus avec lequel nous ne sommes pas habitués de vivre. Rien de plus. Il fait partie du monde avec l’ensemble du vivant – des «non humains» – avec qui il nous faut apprendre à coexister.1

Plus dérangeant : cette rencontre remet en cause notre toute-puissance fantasmée, notre idée « d’hommes modernes » au-dessus de la « nature », au-dessus de civilisations « sous-développées ». Nous ne sommes ni le sommet de la création, ni à la pointe de l’évolution. La planète peut nous survivre. Nous sommes comme les autres espèces et les autres peuples fragiles et vulnérables. Apprenons à nous déprendre d’une double division qui a séparé la nature et le social d’un côté, l’homme moderne et les archaïsmes de l’autre2.

Au moment où nous – hommes blancs français – nous sommes « élevés » au-dessus des autres espèces vivantes, animales et végétales, nous nous sommes mis à croire que nous étions au-dessus des autres peuples de l’humanité. Nous ne sommes ni en dessus, ni en dessous mais reliés et interdépendants.

D’ailleurs, ce « nous » n’existe pas en tant que tel, c’est une projection, une polarité, une communauté imaginée qui s’approprie la majorité des ressources et des savoirs sans reconnaître d’autres manières d’être vivant et humain 3

Il n’y a pas d’orient et d’occident, une médecine scientifique et rationnelle d’un côté et une médecine chinoise millénaire de l’autre. L’inoculation par exemple a été pratiquée à Istanbul par un médecin grec Emmanuel Timoni sur la fille de Lady Montaigu épouse de l’ambassadeur d’Angleterre en 1721. Celle-ci se fera l’ambassadrice à Londres et la pratique se diffusera en Europe avant de devenir vaccination. Mais Timoni avait observé cette pratique sur des femmes turques dont l’histoire n’a pas retenu le nom. Soit celles-ci avaient inventé cette pratique. Soit, plus probablement, elles l’avaient apprise d’une pratique remontant à plusieurs siècles. Pratique médicale diffusée le long de la route de la Soie en provenance de Chine puisqu’elle était avérée au XVIe siècle à la période Ming. Nous sommes reliés et hybridés. Dans nos savoirs, dans nos pratiques comme dans nos confinements.

Est-ce que notre modernité nous immunise ? Est-ce que l’on croyait pouvoir échapper à l’épidémie grâce à nos conditions sanitaires et économiques ? A notre caractère « développé » ? Quelle humilité nouvelle adopter pour apprendre des autres pays alors que bien des États imaginent nos relations sous l’unique perspective de la rivalité ou d’une « aide au développement » ? Nous qui laissons des soignants trouer des sacs poubelles, faute de blouses, pour éviter le contact avec des malades.

Coopérer et apprendre naïveté. La Chine comme un empire autoritaire qui détient une bonne partie de l’appareil productif réel de la planète, soutient les régimes les plus douteux, enferme une partie de la population ouïgour dans des camps et profite de la situation pour « faire des cadeaux » de masques et de traitements. En France, on a vu un racisme anti-chinois se développer avant crise qui reviendra. Le « péril jaune » a de beaux jours devant lui. Nous pouvons être en lien comme des égaux, sans péril ni gloire.

Nous ne sommes pas « au-dessus » des autres peuples. Nous ne sommes pas « au-dessus » des autres espèces vivantes. Cette relativisation n’est pas un synonyme de disparition. Plus simplement à chercher à habiter notre juste place sans domination ni enfermement.

1. En fait, les virus ne font pas à proprement partie du monde vivant même si une partie d’entre eux sont considérés comme de l’infra-vivant. Cf Thomas Heams, Infravies. Le vivant sans frontières, Seuil, 190 p.

2. Cf notamment Chapitre 10 « La fin de l’exception moderne » in Pierre Charbonnier, Abondance et liberté: une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020

3. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant: enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes sud, 2020 (Mondes sauvages, pour une nouvelle alliance)