Dans ce moment critique, foudroyés par un coronavirus parmi d’autres, est-on prêt à abdiquer de nos libertés au nom d’une conception sécuritaire de la santé publique ? A quelques exceptions près1, les mesures politiques sont venues renforcer le pouvoir de contrôle. Est-ce qu’on aurait imaginé se signer des autorisations de sortie à soi-même au mois de février ? La chape de plomb administrative est venue s’imposer alors qu’elle n’a rien d’évidente. On se prend à se demander si on doit écrire nos attestations à l’encre ou au crayon de papier, sur nos écrans ou sur des feuilles à l’encre noire. C’est infantilisant et déplacé. En Allemagne rien de tel. Pourquoi ?
Que faire face aux menaces, au mépris et à la morgue du préfet de Police de Paris ? Comment prévenir le développement de l’usage technologique des drones et de la reconnaissance faciale ? La bascule vers un régime policier a été enclenché par les vagues d’attentats récentes mais elle se poursuit. Est-ce qu’on est prêt à être surveillés et géolocalisés sans notre consentement via nos téléphones portables ? Pour se voir confiné à nouveau si l’un de nos proches a été malade par exemple ? Comment se révolter contre les drones ?
Et dans trois ans, une fois que ces technologies seront en place, est-ce qu’on va se retrouver avec un message sur notre téléphone pour se rendre au commissariat car un proche a consulté un site Internet sur l’islamisme ? Parce qu’on a manifesté contre le climat ? Parce qu’un collègue a publié une note de blog critiquant un éditorialiste proche de l’extrême-droite ? Les outils paraissent nécessaires en période de crise mais plus tard peuvent être utilisés pour d’autres finalités2
J’ai envie de vivre dans des territoires préservant nos libertés physiques et numériques. Il faut absolument que les pouvoirs des préfets soient mis sous contrôle démocratique et que les collectivités locales s’opposent à l’usage de technologies policières voire militaires sur leurs territoires.
Mais ce régime policier est sans doute moins angoissant que le transfert de données et de la souveraineté à des multinationales motivées par leur propre ambition. Veut-on voir les données que l’on confie aux hôpitaux vendues à des multinationales dirigées par un fasciste américain ? Par nos apéros, nos textos et nos commandes en ligne, on augmente les données et le pouvoir de sociétés capitalistes déjà plus puissantes et plus riches que bien des Etats3. Celles-là même qui font travailler gratuitement ou sous des formes d’exploitation démentielle des travailleurs sans respecter aucun droit ni fiscalité. Les amateurs de science-fiction et les lecteurs de Michel Foucault4 savent que la surveillance émergente, par les acteurs même de la société civile est tout aussi dangereuse que des dispositifs étatiques centralisés.
On est donc pris en étau entre régime policier et capitalisme de surveillance.
On a donc besoin de lois préservant nos libertés mais aussi de créer des « communs numériques5 » en investissant massivement dans des initiatives existantes6. Même si nous ne pouvons seuls soutenir par des cotisations volontaires des infrastructures numériques d’un pays, comment est-ce que certaines collectivités pourraient investir leurs services informatiques dans la création d’outils en open source au service des usages citoyens.
Notre santé ne peut être payée au prix de notre liberté. Nous avons besoin de cette perspective pour vivre demain debout et non assis, à genou ou en pantoufles.
1.Comme la libération de 5000 détenus condamnés à de courtes peines, la fermeture d’un centre de rétention administrative à Marseille…
2. Dans une précédente version de ce texte, j’affirmais qu’aucun résistant communiste ou anarchiste n’était tombé aux mains du régime de Vichy à cause d’un fichier. Grâce à la relecture attentive de Jean-Claude Barbier, je peux corriger mon erreur. Au-delà du fichier Tulard concernant les Juifs, le régime de Vichy a fiché des personnes pour les dénaturaliser ou pour réprimer des opposants politiques (fichage S). [Note du 28 avril 2020]
3. Pour une analyse précise de la crise en cours Gosset P.-Y., « Prendre de la hauteur – Framablog », 2 avril 2020 et pour une mise en perspective plus globale Antonio Casilli, En attendant les robots: enquête sur le travail du clic, Paris XIXe, Éditions du Seuil, 2019 (La Couleur des idées), 393p
4. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population: cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil : Gallimard, 2004 (Hautes études) ; Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : Cours au collège de France 1978-1979, Paris, Gallimard Seuil, octobre 2004.
5. Encore faut-il les définir précisément pour ne pas tomber dans la marmelade idéologique ou le slogan politique. Pour une approche générale et classique, on peut lire Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs: pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck, 2010. Pour une approche précise et alternative, on peut se référer au blog de Calimaq. Par exemple, Lionel Maurel, « La propriété privée au secours des forêts ? (ou les paradoxes des nouveaux communs sylvestres) », S.I.Lex, 19 août 2019
6. Les initiatives ne manquent pas notamment Framasoft et son archipel, 10 décembre 2019