#7 Fragilités humaines et inégalités sociales
#7 Fragilités humaines et inégalités sociales

#7 Fragilités humaines et inégalités sociales

On peut être malade et mourir : jeune et plus souvent vieux, riche mais plus souvent pauvre, dans le XVIe arrondissement comme dans un Ehpad de la Moselle ou dans un bidonville de Marseille. Nous sommes égaux face à la mort et inégaux dans nos conditions de vie. La maladie ne s’est pas répandue de la même manière en France mais cette inégalité est doublée d’une autre sociale et politique. On n’affronte pas la maladie comme un sans-abri ou chez soi, si l’on est obligé de travailler ou à la retraite. Les habitants de banlieue sont stigmatisés à la télévision s’ils sortent pour marcher ou travailler alors que les cadres supérieurs se sont réfugiés dans leurs résidences secondaires de la côte bretonne sans problème.

Pourtant, je ressens un certain malaise en entendant les multiples questions posées autour des injustices apparaissant au grand jour du confinement. Une partie de moi se réjouit de voir confirmer ce que l’on affirme dans le vide depuis des années : que l’on contribue de différentes manières à l’intérêt général, que la limitation des inégalités est indispensable pour sortir de notre impasse écologique, que la loi du profit engendrant des patrimoines sans précédents dans notre histoire humaine doit être abolie sur l’autel de la protection du climat et de la lutte contre la pauvreté… On perçoit plus dans le monde confiné à quel point un paysan est plus important qu’un trader, une caissière qu’un agent commercial, une infirmière qu’un agent immobilier avec des revenus et les droits associés sont inversement proportionnels.

Mais je ne peux pas m’empêcher non plus de ressentir une remise en cause profonde de cette manière classique de revendiquer « un autre monde ». Comme si la justice sociale était devenue un mot un peu vide, un slogan attendu et que je n’avais, pas plus que les autres, réussi à formuler à quoi ressemblerait une société en se fondant sur le soin (care) plutôt que sur les biens.

Il y a quelques années, à Lille, j’avais entendu une femme américaine – Joan Tronto – formuler en termes très simples que le soin correspond à toutes les activités « que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible1 ». Elle avait remercié la stagiaire qui avait envoyé les mails d’invitation et réglé les problèmes liés au voyage tout autant que l’universitaire renommée qui l’avait invitée. Elle nous avait demandé « qui faisait la vaisselle à la fin ? » marquant cette attention aux tâches subalternes, souvent exercées par des femmes ou des travailleurs sans droits…

J’ai l’impression que jusqu’à présent, dans AequitaZ comme ailleurs, on formule un horizon politique rapiécé par la justice sociale sans que le cœur en soit profondément chamboulé. Que c’était trop souvent un supplément d’âme et pas une remise en cause radicale de notre conception de la liberté, de la vie et de nos activités sur cette terre.

On va devoir naviguer entre Charybde et Scylla : d’un côté le rabattement de cette expérience inédite de commune fragilité sur un niveau existentiel et individuel1 . Chacun et chacune étant renvoyé à une remise en cause de ses choix et de ses désirs singuliers. De l’autre, le rabâchage des dénonciations d’un système économique et politique avarié qui broie la masse et assoiffe les hommes en générant des inégalités absurdes et injustes.

Je ne sais pas comment on passe entre ces deux récifs si ce n’est en prenant le temps de réfléchir collectivement à une transformation de nos politiques et des dispositifs qui les mettent en œuvre. Comment repenser les fondements de notre système de santé pour éviter l’accumulation de mesures ou la seule augmentation des moyens ? On va avoir besoin d’imaginaire, de s’écouter, d’expérimenter et de prendre ce temps au milieu de la tempête.

1. Ce qui amène à se méfier de certains appels à la résilience qui dépolitise toutes les vulnérabilités en les rabattant sur le même plan. Cf Raim, L., « Contre la résilience », Regards, 2/04/2020