#14 Jaune Syrie
#14 Jaune Syrie

#14 Jaune Syrie

J’ai suivi la tragédie syrienne assis sur un canapé. Mon sentiment d’impuissance s’est ravivé à la lecture de l’Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne1 publié par Justine Augier en 2017.

Cette histoire n’est pas derrière nous. La guerre n’est pas terminée, les bourreaux au travail, les cris toujours présents dans la prison de Saidnaya. Daech reprend des forces. Les corps disparus n’ont pas été retrouvés et les réfugiés ne sont pas revenus.

Je suis la tragédie de mon canapé jaune et élimé où je suis fatigué par les atrocités, dégoûté par notre abandon. Tant d’autres adjectifs me viennent à l’esprit pour exprimer une lâcheté qui est un simple éloignement du drame. Je ne suis ni journaliste, ni diplomate, ni militant. Avec l’envie souveraine et lâche de détourner les yeux et d’oublier cette horreur en admirant l’olivier et les merles du jardin. Je vis au bord de cette guerre comme des autres. A Douma, à Misrata, à Goma, à Sanaa. Avec la tristesse inconsolée générée par l’impuissance.

Razan Zaitouneh et ses compagnons – Wael Hamada, Samira al-Khalil et Nazem al-Hamadi – sont disparus depuis 2013. Ni morts ni vivants. Les proches sont sans nouvelles malgré les indices de l’enlèvement et les soupçons portant sur un groupe djihadiste. Ils sont réduits à éprouver les pleurs et les plaintes2 comme Télémaque dans l’Odyssée avec l’espoir d’un retour improbable.

L’histoire de Razan Zaitouneh est stupéfiante. Dans ses combats comme avocate auprès de tous les publics, y compris les plus fondamentalistes qu’elle soutient au tribunal pour défendre une certaine idée de la justice. Puis dans son engagement corps et âme pendant la révolution.

Au plus fort de la guerre civile, ses articles se teintaient déjà de la couleur du désespoir : « Nos appels sont devenus inutiles, comme si un mur épais se dressait pour empêcher ces appels au secours de parvenir à l’Occident civilisé ». Nous vivons au pied de ce « mur épais » que nous continuons d’ériger toujours plus haut afin que notre regard se détourne, que notre corps s’affaisse un peu plus dans le canapé jaune.

Sans doute faut-il prendre en compte les risques d’une intervention qui nous aurait entraîné dans une guerre sur un territoire inflammable aux portes de l’Iran, de la Turquie et d’Israël. Mais si les Russes ont réussi à faire basculer la guerre avec 5000 hommes et 70 aéronefs3, comment ne pas se poser des questions face à nos propres renoncements ? Pourquoi laisser le régime syrien décimer son peuple pour sauver un Etat corrompu et monstrueux qui torture et viole hommes, femmes et enfants ? La faiblesse de notre réaction et de notre détermination face au Guernica4 de ce début de siècle devrait tous nous interroger sur la valeur de nos dirigeants. Le mur est effectivement épais et tâché de sang.

Justine Augier s’interpelle et me questionne : « Depuis des années, je travaille seule et refuse systématiquement d’avoir à m’expliquer. Surtout ne m’expliquer de rien, n’être responsable de rien, et pourtant je n’ai cessé de tourner autour de cette question de l’engagement, de penser qu’il nous fallait revenir à la responsabilité pour nous sortir de l’instantanéité et de l’oubli, qui nourrissent la sidération et la peur »

Comment continuer de se sentir malgré tout responsable du monde qui ploie, des horreurs et de la disparition ? J’admire la manière dont Justine s’est « emparée d’un souvenir surgit à l’instant du danger5 », décrire cette femme puissante sans gommer ses aspérités. Une manière de sauver les morts et leur combat de la chape d’oubli et des gravats du temps.

Je ne suis pas né syrien. Mais le combat pour la vérité et la justice mené par Razan dans son contexte existe ici aussi. Est-ce que l’on accepte débattre ou est-ce que l’on cherche à dissoudre la différence ? Est-ce que l’on préserve notre capacité à reconnaître l’autre comme un égal malgré nos désaccords et la violence qui nous meurtrit ? Est-ce que l’on se réfugie dans des illusions confortables ? Jusqu’où va-t-on pour défendre la démocratie ?

Est-ce que l’on s’arrange avec la vérité pour protéger des peurs nos proches, notre famille, nos amis ? Justine Augier raconte parfois ces demi-compromissions comme lorsqu’elle affirme être allée en Syrie devant une diplomate alors qu’il n’en n’était rien. Je reconnais ce moment, il est mien. Je le pratique et le regrette terriblement. Avec l’impression d’être sur la pente glissante qui mène aux fake news sordides et paranoïaques. Raconter des histoires mais ne pas se raconter des histoires. Savoir distinguer des régimes de vérité sans les confondre. Surtout, connaître sa frontière intérieure. Rester lucide pour éviter la toute-puissance des combats illusoires et se maintenir debout et résolu à regarder les faits.

On vit dans un monde trouble6. A nous de refuser comme Justine de « faire la somme des expériences de candeur trompée, à en concevoir de l’amertume, à se laisser gagner par la méfiance et l’incrédulité qui emmurent l’idéalisme et le sérieux, les vouent au sarcasme et à l’ironie ». Regarder le mal en face et sans naïveté. Et se sentir responsable des mots, de la langue pour la maintenir du côté du vrai, de l’attesté, du documenté face au réel.

C’était le combat de Razan Zaïtouneh en créant le Centre de documentation des violations en Syrie. Après l’échec d’une révolution non-violente où l’on déversait des balles de ping-pong sur lesquelles étaient écrits le mot de « liberté » dans les ruelles de Damas, après la danse, les chants et les slogans, après les cigarettes et les nuits d’espoir, face aux corps émasculés, brûlés, martyrisés par la torture7, face aux snipers, à la faim, aux immeubles sans façades, au moins – au moins – ne pas lâcher la vérité, allumer une bougie et veiller pour attendre l’aube quand commence la grande nuit des mots8. Collecter, documenter, témoigner avec rigueur et minutie. Abattre les mensonges comme d’autres ont abattu les statues de marbre qui les incarnaient. Pour que l’histoire s’écrive et qu’un jour la justice passe. Justine Augier et Razan Zaïtouneh sont, dans cette quête, comme deux sœurs inspirantes.

1 Justine Augier, De l’ardeur: histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne, Actes Sud, 2017 (Babel)

2 Homère, L’Odyssée, Paris, La Découverte, 2004, Traduction de Philippe Jacottet

3 Michel Goya, Tempête rouge-Enseignements opérationnels de deux ans d’engagement russe en Syrie, 12 septembre 2017

4 Abou Djaffar, Looking out the door / I see the rain fall upon the funeral mourners, 21 février 2020

5 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Oeuvres III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 427‑443.

6 Que certains cherchent à troubler plus encore en agitant la vase. Que l’on pense aux organes de propagande de toute sorte, aux chroniqueurs d’extrême-droite qui se présentent en cravate comme consultants et experts, aux attaques sournoises visant à amplifier les tensions sociales par un meurtre à la mise en scène macabre.

7 Le bourreau syrien surnommé Père-la-Mort me fait penser à « la Mort d’État » dans le conte « Le sabre de lumière et de vertu de sagesse » que l’on raconte parfois à AequitaZ

8 Louis Aragon, Le roman inachevé, Paris, Gallimard, 1956 (Collection poésie 7)