#15 Nos odyssées
#15 Nos odyssées

#15 Nos odyssées

Une fois de plus, je me sens impuissant face à ceux qui détruisent les mondes vivants. Les hôpitaux publics. Les forêts libres. Les récifs coralliens. Les associations de quartier. L’oppression sournoise me serre le ventre attisée par l’agitation des peurs, la fracturation des espaces de dialogue, le creusement des antagonismes virils. Nous les vivants, nous retrouvons face aux cyclopes à la vision étroite, survivant dans leurs cavernes, ricanants et ivres, plongés dans les torpeurs de la nuit et se réveillant soudain en beuglant aveuglés par la violence sociale.

Ces derniers jours, je manque d’air. J’asphyxie. Je rêve d’Ithaque mais je suis en haute mer, le visage fouetté par les embruns du ressentiment qui s’abattent de toute part. La houle me donne envie de vomir. Où mettre ma puissance d’agir ? Où placer mon corps dans cette Histoire agitée ? Comment diriger ma coque de noix par grand vents ?

Devenir passeur, comme les Phéaciens qui conduisent le bateau pour qu’Ulysse rentre sur son île. Devenir l’un de ces marins anonymes qui rament pour que d’autres arrivent à bon port. Les rois comme Alkinoos ne prennent pas de risques et ne font pas cet effort. Ils affrètent un bateau et se font servir à boire. La douane européenne fait la chasse aux passeurs mais nous avons besoin de passeurs démocrates, de celles et ceux qui tissent des liens entre ceux qui ne se parlent plus, d’ambassadeurs du vivant.

Autre idée, autre vocation : assurer l’hospitalité aux voyageurs de passage, recueillir, soigner, comme Nausicaa qui interroge, vêtit, nourrit Ulysse nu et échoué sur la grève. Comme le font les amis de Briançon et de Calais avec les exilés, les amis fonctionnaires et militants qui assurent un toit, un repas, un regard pour ne plus avoir honte de vivre ici-bas, comme ces infirmières qui accueillent et sourient malgré la rouille et malgré l’attente.

Ou bien encore devenir Circé, ensorcelant celles et ceux qui vivent comme des porcs, dirigés par leurs appétits, embrassant qui lui résiste, conseillant qui est prêt à braver les Enfers pour trouver une issue à cette aventure humaine nécessaire et risquée. Se moquant des qu’en-dira-t-on et de la solitude d’une île. Être sorcière, tissée d’une fière mansuétude et d’amène puissance.

En réalité, suis-je embarqué sur le navire qui vogue pour Ithaque ? Membre d’un équipage incertain, je finirais abattu par les Lotophages, dévoré par Polyphème ou englouti par Charybde après avoir donné mon énergie pour rentrer à bon port. Dans la peau d’Ulysse, il me faudrait affronter tristesse et blessures. Les arrachements d’un homme qui pleure face à son destin. La tragédie de celui qui se refuse à la guerre et se retrouve dans la fureur de Troie, qui, voulant rentrer chez lui, s’oublie une seconde et se retrouve interdit d’accoster. Projeté d’un littoral à l’autre au gré de désirs éphémères, d’aventures inabouties.

Pourrais-je grandir un jour comme Télémaque ? Face à ceux qui pillent la maison commune, je pourrais tenter de convaincre l’assemblée des citoyens des injustices commises en son nom et si cela ne fonctionnait pas, me mettre en route. Le changement n’est jamais spontané. Même bloqué entre le respect de sa propre famille et la violence de la situation, on peut trouver la manière de bouger. Ainsi Télémaque ouvre une voie pour devenir adulte sans se blinder, d’émouvoir les dieux sans les prier, de changer le rapport de force sans s’y engager.

Tenir le foyer, l’oikos, comme Pénélope face aux prétendants. Porter le discours sur le foyer – l’écologie (oikos-logos). Contrarier les lois du foyer l’économie (oikos-nomos). Se confiner à l’étage, tissant et défaisant les liens de notre linceul. Résister aux attaques et aux tentatives de viols, aux tactiques et aux manœuvres dilatoires de ceux qui puisent sans vergogne dans les réserves. Avec la conscience claire que chacune de nous joue un rôle dans cette histoire et que pour s’en sortir, on aura besoin d’alliés à l’extérieur.

A bien y réfléchir, d’autres forces sont immanentes. Elles traversent les histoires sans occuper la scène. Comme Athéna qui dénoue quelques situations par un conseil, une intervention. Comme Zeus qui tranche les impossibilités par la foudre de son pouvoir décisionnaire. Comme Hermès et sa capacité à déjouer les pièges et les chausse-trappes, à dégoter une plante inconnue pour prévenir de maux inopportuns. On peut jouer un rôle sans se prendre pour un dieu.

Et même, on peut s’occuper des vignes comme le vieux Laërte ou des cochons comme Eumée, prendre soin du vivant en se mettant à l’abri de la violence des hommes quand on ne peut l’en empêcher. Au fond, le retrait est une question de point de vue. S’éloigner des fracas numériques et des controverses politiques peut amener à écouter les chants du pinson aux aurores ou les brames du cerf à la nuit tombée – et se rapprocher ainsi d’autres manières d’être vivant.

Vais-je privilégier le chant ? Conter comme Démodécos ou chanter comme Homère, son double le plus célèbre. Raconter des histoires à ma façon,nourrir les imaginaires et créer le temps d’un instant les aventures à accomplir comme ultime manière d’occuper le temps et de donner un sens au monde.

Il n’existe pas de personnages secondaires comme il n’existe pas une seule manière d’être au monde. Nous incarnons et portons, le temps d’une vie ou d’une journée, les figures de nos Odyssées. D’autres se figent dans des postures de marbre : tel combattant face au mal, tel militant pur et vertueux face aux mains sales, tel patriote d’ivoire se refusant aux affres et aux joies du monde. Je refuse l’assignation à des rôles fixes, au statu quo tragique. Je refuse le mythe des héros magnifiques, des toutes-puissances écrivant de leur main blanches l’histoire de notre pays. Nous ne sommes pas des biographies. Nous sommes nos vies minuscules dans leur fêlure comme dans leur lumière.