Lors d’une table ronde visant à Déconstruire les rapports de domination du Forum pour le bien vivre, j’ai eu l’occasion d’intervenir dix minutes. Voici quelques bribes à demi-effacées reflétant l’état de ma réflexion en juin 2022. Les idées entre [crochets] ont été ajoutées en le rédigeant.
Au préalable et en réaction à la présentation de l’atelier, j’ai évoqué ma réserve à distinguer les humains et la nature, le social et l’environnemental. C’est le problème de la modernité. Le social n’existe pas sans le végétal ou le minéral. L’environnement se présente comme un décor extérieur ce qui est illusoire. Personnellement, j’essaye de réfléchir à la manière de prendre soin de nos mondes intégrant des animaux humains et non humains, des objets et des forêts, de l’air et de l’argent…. [J’ai évoqué ailleurs comment notre conception de la justice en avait été modifiée]
Au sujet des dominations, trois problèmes me hantent : la confusion, la division, l’humiliation. Une confusion est entretenue autour de l’existence même des dominations. Il est facile d’évoquer un cas particulier pour discréditer un rapport social. Un homme tué par sa femme ne peut masquer les féminicides. Un investissement de quelques millions dans les énergies renouvelables ne peut effacer les milliards investis par Total dans des projets climaticides. Une prime temporaire et sélective de quelques euros ne peut faire oublier que des dizaines de milliers d’étudiant-es ne mangent plus à leur faim en France et n’ont pas de protection sociale.
Au-delà des déformations médiatiques, comment définir un état de domination ? Un article de Michel Foucault – L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté – m’a aidé à opérer cette distinction : d’un côté, ce qu’il appelle les rapports de pouvoirs et de l’autre les états de domination. Les rapports de pouvoirs sont des jeux entre des personnes libres. La liberté n’est pas stable. Elle n’empêche pas l’influence. Les couples qui cherchent à être égalitaires dans la répartition des tâches ménagères existent (si ! si!) mais cela n’est pas sans conflits, discussions, ajustements. Dans un état de domination, le champ est bloqué, immobilisé, fixé par un individu ou un groupe social qui empêche la réversibilité. Pour l’une des partie prenante, il n’y a pas de problème. La domination se joue dans la silenciation. Les tâches ménagères répétitives sont systématiquement attribuées à l’une des membres du couple sans discussion possible. On pourrait reprendre la même distinction avec les contrôles au faciès qui sont niés par la grande partie des forces de l’ordre, des responsables politiques et invisibilisés dans les médias. On a donc besoin de sortir de la confusion des cas particuliers et de nommer les dominations en tant que telles, de les afficher pour s’en libérer vraiment.
Deuxième problème : nos divisions. On a beau jeu d’opposer les dominations les unes aux autres. Certains niant l’importance des discriminations racistes. D’autres relativisant l’importance de la question féministe au regard du caractère vital de la question climatique. Certains aiment faire campagne en se moquant de celles et ceux qui mangent du tofu. Bref, on passe un temps dingue à se disputer sur l’ordre d’importance des dominations quand celles-ci se cumulent aisément et qu’on pourrait facilement se mettre d’accord sur ce qui nous rassemble. Bernard Arnault a émis 176 tonnes de CO2 le mois dernier uniquement avec son jet privé alors que la moitié de la population française émet 5 tonnes par an (avec un objectif de 2 tonnes par an)1. C’est l’un des hommes les plus riches du monde et sa richesses est fondée sur l’industrie du luxe qui accroît les inégalités partout sur la planète. Il ne contribue pas à sa mesure aux services publics et au partage des richesses et perpétue un modèle néocolonial à partir d’entreprises multinationales. Il incarne un pouvoir patriarcal comme d’ailleurs le virilisme d’un Elon Musk ou l’organisation autoritaire de Mark Zuckerberg.
[Pour avoir eu un pied dans des coalitions de la société civile et l’autre dans la sphère électorale, même si certains signes sont encourageants, je vous garantie qu’on a encore beaucoup à faire pour reconnaître nos terrains communs. Ces tensions s’expliquent en partie pour des raisons internes – on dirige plus facilement une organisation dont on flatte les identités singulières et en moquant ses concurrents – et externes – le traitement médiatique et les algorithmes des réseaux sociaux privilégient toujours l’altercation sur l’accord, la punchline sur le doute, le fugace sur le récit]
Un troisième problème me travaille : l’humiliation. Vous savez sans doute que de nombreuses personnes bénéficiant des prestations sociales peuvent dans le même temps lutter contre celles-ci en votant pour des partis qui veulent les supprimer ou en s’abstenant. Si on prend le RSA par exemple, beaucoup des personnes qui le perçoivent le critiquent sévèrement car c’est avant tout une expérience d’humiliation sociale. Les courriers d’information sont menaçants et il faut constamment se justifier ou être contrôlé sur ses déclarations ou ses comptes bancaires. Comme on a pu le montrer dans un rapport les sanctions financières liées au RSA ont des effets qui augmentent la pauvreté mais aussi le ressentiment. Celui-ci a des effets sur le sentiment d’appartenance à une même communauté politique. [Point d’attention : toutes les personnes qui perçoivent le RSA ne le vivent pas comme cela. Certaines ne le perçoivent que de manière très transitoire. D’autres s’en contentent faute de mieux dans une forme d’apathie politique. Mais je n’ai rencontré personne qui est heureux de vivre avec le RSA]
Comment combat-on cette violence sociale ? Il ne suffit pas de partager les richesses, il faut aussi développer des formes de considération politique dans et hors des services publics. [Nous devons nous considérer comme autre chose que des usagers. Nous avons à inventer la manière de nous reconnaître comme personnes et comme citoyen-nes.]
Cela dit, je m’oppose immédiatement un contre-argument : quand Emmanuel Macron affirme qu’il ne faut humilier Vladimir Poutine alors que celui-ci a envahi l’Ukraine, c’est un problème. On ne peut pas s’empêcher de réagir à une injustice sous prétexte que cela pourrait humilier tel ou tel. D’autant plus que l’humiliation peut être agitée par des personnes qui seraient les perdants dans un rééquilibrage des forces et dans un partage des richesses. Nous devons donc à la fois penser les effets politiques de nos manières d’agir sans pour autant nous abstenir d’agir pour la justice
Lors de la deuxième partie de la table ronde, on m’a demandé quelques pistes pour agir ? J’ai évoqué deux pistes. La première prolongeait l’exercice proposé en début de table ronde par Cecilia Carozzo. Elle a fait lever la salle et demandé de mettre sa main droite sous la main gauche de son voisin ou de sa voisine de droite. On avait toutes et tous la main gauche soutenue et ouverte sur le monde qui nous entoure et la main droite en soutient de la personne à nos côtés. Les yeux fermés, on a pu se mettre à l’écoute de cette solidarité sensible. Cela faisait éprouver l’importance de commencer par écouter nos corps. Bien des réunions, des collectifs, des actions menées se font dans l’oubli de nos ressentis. On parle de stratégie, d’organisation, de tactiques, de revendications mais cela a des conséquences : de l’épuisement militant et parfois de la violence. Comme si nos corps exprimaient quelque chose que l’on a du mal à écouter. Nous baignons dans des normes implicites qui nous épuisent : l’intensité, l’accélération, le numérique. Or, nous avons besoin de ressentir, de respirer, de marcher, de dormir. On peut apprendre par corps, par une balade en forêt, par un temps de reconnexion. On se doit de faire attention à la manière dont nos corps sont placés dans l’espace. [D’ailleurs la salle du forum avait elle-même ses propres contraintes dont nous ne parlions pas. Certaines intervenantes étaient en visio derrière nous. L’amphithéâtre empêchait de se sentir ensemble et je ressentais le face-à-face symbolique. Si on veut sortir de ces rapports de domination, nous avons besoin de trouver des lieux qui nous ressemblent, qui nous disposent et qui nous rassemblement.]
L’autre manière d’agir consiste à puiser inspiration et intelligence dans le vaste domaine poétique . Il y a dans les contes, les mythes et les poèmes bien des manières de s’inspirer et de nommer autrement le monde qui nous entoure. La justice écoute aux portes de la beauté. La poésie nous donne du courage et du sens pour avancer. Qui a vraiment envie de défendre des sigles, des logos, des dispositifs à la rationalité froide et faible ? En réponse à une question de la salle sur la rationalité faible transmise dans les écoles, j’ai eu le bonheur de citer quelques vers d’un poème d’Apollinaire :
O soleil, voici le temps de la raison ardente
Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Sans basculer du côté du déraisonnable et de l’irrationnel, nous avons besoin d’une raison qui nous donne envie d’agir ensemble et de ne pas oublier la justice, d’un souffle où puiser régulièrement.
J’ai terminé mon intervention en précisant que je cela ne m’empêchait de croire à l’existence de rapport de force. La poésie ne suffira pas seule à transformer des états de domination mais nous avons besoin de partager un désir, une solidarité, une joie que je trouve personnellement dans des histoires comme celles-ci : deux cousins se promenaient dans la forêt. Le premier chassait et avait atteint un cygne d’une flèche. Le second retrouva le cygne, lui enleva la flèche et le soigna. Sauf qu’arriva son cousin chasseur qui réclama le cygne. Comme il refusait de lui rendre, on décida d’aller voir le juge. Celui-ci écouta l’un et l’autre, des témoins puis décidé de confier le cygne à celui qui l’avait soigné car il faut toujours se mettre d’abord du côté de la vie et de ce qui la préserve. Sans doute pourrions-nous nous en inspirer pour bien-vivre.
1Information calculée par Alternatives économiques n°425 de juillet-août 2022