#6 Habiter notre monde
#6 Habiter notre monde

#6 Habiter notre monde

Progressivement, je me rends attentifs aux mondes qui m’entourent. A cette manière de respirer. D’apprendre à reconnaître le chant d’un merle ou d’une mésange charbonnière1. Cette crise offre, si on se l’autorise, l’attention nécessaire aux enfants, à ses propres activités, à ce qui résonne en soi, aux bourgeons et à la lumière. Ce à quoi on tient vraiment et à d’autres manières d’habiter cette terre.

Je lis parfois que c’est un « réveil de la Terre », « une dernière chance pour la planète ». Mais je ne crois pas. La planète ne nous dit rien en elle-même. Le virus n’est pas providentiel. Il y a eu des épidémies à des époques sans anthropocène2. Tout est lié mais cette crise se distingue des monstres climatiques et de la disparition de la biodiversité.

L’État réagit face à l’épidémie car elle tue en masse. Dans l’anthropocène, le danger est lent, inédit, indirect. Nous sommes le virus. Il faudrait nous enchaîner comme Ulysse sur le mat alors qu’il sait qu’il va rencontrer des sirènes cannibales. Alors, il faut aussi réfléchir aux choix politiques majeurs pour ne pas creuser la tombe de notre impuissance. Comme lorsque des hommes ont porté l’écriture d’une déclaration universelle des droits alors que la famine rongeait les rues de Paris3. Comme lorsque des femmes et des hommes sont entrés en Résistance sans se poser la question de la victoire. Simplement parce que c’était juste et nécessaire. Pour « ôter à la souffrance son masque de légitimité ». « L’unique condition pour ne pas battre en interminable retraite était d’entrer dans le cercle de la bougie, de s’y tenir, en ne cédant pas à la tentation de remplacer les ténèbres par le jour et leur éclair nourri par un terme inconstant.4 »

Il ne doit pas y avoir de plan de relance mais un pacte de transformation pour mettre hors du marché notre santé, notre alimentation et le soin rendu les uns aux autres. Comment peut-on encore faire du profit avec des maisons de retraites et des résidences pour personnes dépendantes ? Il faut sanctuariser les recettes de Sécurité Sociale pour couvrir les dépenses nécessaires pour soigner les malades et rémunérer correctement les soignants. On a notamment besoin de repenser les frontières entre les biens publics (nationalisation notamment des banques5), biens communs (démocratisation notamment des forêts, de la terre, de l’eau…) et biens privés (réels mais limités).

Ce serait le moment d’agir et de ne pas souffler sur les braises du capitalisme et d’un monde privatisé. 90% du trafic aérien est arrêté à Paris6. Comment inventer des gestes barrières contre la reprise des vols ? Seul l’État pourrait nationaliser Air-France-KLM pour reconvertir cette compagnie et ses emplois. Mais les autres compagnies occuperaient la place. Alors l’Union Européenne ? Mais comment serait-ce imaginable alors que les décideurs sont eux-mêmes drogués et ont besoin de leur dose d’aviation en habitant une capitale et en travaillant dans une autre ? Alors que les entreprises ont mondialisé leur production, que des cadres vivent à Lyon et travaillent à Londres, ont leur comité de direction à Singapour et leur unité de recherche-développement à Grenoble. Sans remettre en cause le gouvernement des entreprises privées qui doivent inclure salariés, usagers, chercheurs, élus et actionnaires. Se priver de toucher à la structure du pouvoir serait se contenter de mesures cosmétiques.

Savoir que le Gouvernement actuel souhaite relancer la croissance du PIB7 ne me démotive pas. Car face à « l’optimisme béat et satisfait », d’une naïveté sans vergogne, il existe un « optimisme vaillant et âpre qui ne se dissimule rien de l’effort qui reste à accomplir mais qui trouve dans les premiers résultats péniblement et douloureusement conquis des nouvelles raisons d’agir, de combattre, de porter plus haut et plus loin la bataille8 ».

1. Vinciane Despret, « Nous sommes tous, oiseaux et humains, en fait « libérés » », France Culture, 1 avril 2020, On peut lire de la même chercheuse Habiter en oiseau, Arles, Actes sud, 2019 (Mondes sauvages), 224p

2. Christophe Bonneuil. et Jean-Baptiste Fressoz, L’ événement anthropocène: la Terre, l’histoire et nous, Paris, Éd. du Seuil, 2013, 320p

3. Cet effet est formidablement rendu dans la pièce de théâtre écrite et mise en scène par Joël Pommerat, Ca ira (1) fin de Louis, 2018

4. René Char, Le nu perdu, dans la pluie giboyeuse Gallimard, 1966.

5. En s’inspirant des principes de la Modern Monetary Theory. Pour une présentation journalistique, Romaric Godin « Et si l’État créait lui-même les emplois pour combattre le chômage? », Mediapart, janvier 2018, et pour une approche plus encyclopédique, l‘article Wikipedia

6. 92 % à Orly et de 89 % à Roissy-CDG au 25 mars.

7. Cf l’interview de l’ami Pierre-André Juven., « « Pour Emmanuel Macron, tout l’enjeu consiste à sauver le capitalisme sanitaire et ses grandes industries » – Basta ! », Bastamag, 27 mars 2020

8. Jean Jaurès, Histoire socialiste de la France contemporaine (1789-1900), 1908