Face au tohu bohu
Face au tohu bohu

Face au tohu bohu

Mon silence blesse l’ami qui attend une parole, un mot de compassion face au carnage perpétré par des terroristes dans son pays. Mon silence cautionne les atrocités et les abominations de femmes éventrées, d’enfants décapités, d’hommes brûlés vifs. Mon silence enfouit les milliers de gazaouis sans visage, écrasés sous les décombres de leurs maisons effondrées par un missile vengeur. Mon silence ignore la mort de centaines d’enfants innocents, tués à distance par la revanche sanglante des soldats anonymes. Mon silence de recueillement et de désarroi perd son sens.

Mes mots paraissent mesquins pour les horreurs indescriptibles des attentats, sur le plus grand pogrom perpétré depuis la Shoah. Mes mots se perdent en fausses équivalences, en comptes sordides, en un labyrinthe de causes et de responsabilités indémêlables. Mes mots sont contestables et limitées comme une carte tâchée d’humidité et qui n’aide plus à se repérer. Chacun peut se dire que je cautionne l’autre camp, les meurtres d’enfants palestiniens à bas bruit pendant la colonisation, l’assoiffement d’un peuple emprisonné sur une terre aride, les meurtres perpétrés et applaudis contre des personnes à la religion héritée. Mes mots ressemblent à des éléments de langage périmés : « une vie civile vaut une vie civile » ; « une solution à deux États » ; « le droit à la sécurité »… Ces mots ne trouvent ni la consolation ni l’espoir.

Ceux qui refusent la concurrence des victimes et des chagrins sont pris dans le tohu bohu, brouillard chaotique qui enveloppe les témoins impuissants. Comment défendre les libertés et la sécurité des peuples israéliens et palestiniens sans cautionner les abominations sanguinaires du Hamas et l’impéritie de l’Autorité palestinienne, sans s’aligner sur le gouvernement de fascistes corrompus de l’État d’Israël ? Comment préserver la prééminence de l’action politique sur la réaction militaire ? Comment refuser le réflexe de solidarité avec le-camp-des-victimes comme si l’autre était exempt d’une tragédie qui ronge tout espoir ? Comment refuser, dans le même temps, le renversement des responsabilités et les fausses équivalences ? Comment prononcer le mot paix sans être indécent quand on s’endort sans avoir peur d’être éventré ou bombardé, quand ni son frère ni sa fille ne sont otage, quand on sait que le lendemain on pourra boire et manger ?

Le monde a moins besoin de procureurs que de juges de paix. Je vomis ceux qui, en France, cultivent leurs intérêts au milieu de l’horreur. Quelle honte d’entendre la défense de clientèles électorales antisémites ou islamophobes ! Quel mépris pour ceux qui s’enferrent dans des subtilités interprétatives quand un mot suffirait à défaire les procès d’intention ! Quelle abjection pour ceux qui sacrifient nos libertés d’opinion et de manifestation au profit d’un capital politique ! Nous ne sommes pas immunisés contre les prêcheurs de haine, contre les profanateurs de la tolérance – même s’ils aiment à se cacher derrière des complets vestons et des discours policés. Les crépuscules n’ont pas d’adresse.

Ces derniers jours, une lecture me revient en mémoire : Les naufragés et les rescapés de Primo Levi. Dans ce livre, ce survivant d’Auschwitz cherche à tenir ensemble deux vérités contradictoires. D’une part, il refuse indulgence et pardon aux criminels. Confondre les bourreaux et les victimes est « une maladie morale ou une coquetterie esthétique ou un signe sinistre de complicité » et un « service rendu (volontairement ou non) à ceux qui nient la vérité ». Il ne faut jamais décharger les humains de leur responsabilité ou nous faisons disparaître notre humanité même. Le terrorisme de ceux qui tuent des enfants, qui s’acharnent sans compassion contre des innocents, qui cherchent à répandre la cendre et l’effroi ne devrait jamais être relativisé ni excusé.

Mais d’autre part, Primo Levi cherche à comprendre quand c’est possible. Il décrit la « zone grise » où des bourreaux pouvaient être victimes et des victimes bourreaux. Il distingue aussi les naufragés qui ne sont pas revenus du camp de concentration et les rescapés qui ont survécus à un prix effroyable : l’adaptation à une logique déshumanisante et la perte d’une partie de leur âme. Aujourd’hui, on pourrait se demander : quelle est cette zone grise ? qu’est-ce qui amène des foules à applaudir les bourreaux et rejeter les diplomates ? qu’est-ce qui pousse certaines voix humanistes à se taire face à l’ignominie ou à soutenir une vengeance aveugle tuant femmes enceintes, enseignants, journalistes et médecins ? D’où vient ce mouvement qui fait rentrer dans le rang, tolérer les fascistes de son camp et nier l’humanité de l’autre peuple ?

Attention ! Si la compréhension revient à appliquer les grilles déterminées de l’histoire, à brandir des catégories prêtes-à-penser, à justifier les pogroms par l’injustice ou les meurtres d’enfants par les dommages collatéraux, autant la refuser immédiatement. Si la compréhension vise à donner des leçons de l’extérieur, à tolérer le crime par le contexte, à relativiser l’horreur ou à excuser les représailles par l’acte précédent, autant la jeter au feu de l’ignorance. Mais je sais qu’une autre compréhension habite dans les murmures loin de la tentation des discours, une compréhension qui ne cherche ni à convaincre des certitudes du bien ni à épuiser le mystère du mal mais à préserver nos âmes avec la fragilité de nos silences et de nos mots. Cette possibilité de communiquer malgré tout est « une province importante dans ce grand continent qu’est la liberté » en citant une dernière fois Primo Lévi.

Nous sommes dans les jours redoutables où s’éprouvent notre humanité. Même si aucune servitude n’est certaine de son avènement. Nous pouvons être les gardiens de nos sœurs et de nos frères. Un jour, Caïn sera pardonné d’avoir tué Abel car c’est la condition de notre avenir commun. Je ne suis pas naïf – cela ne se fera ni avec les Brigades al-Qassam, ni avec les suprémacistes juifs. Et seule la justice rendue atténuera la douleur des crimes de sang.

Au-delà des soldats de la haine, tout repose sur celles et ceux qui ont la paix pour boussole et se refusent à jeter d’autres pierres. Il existe dans tous les peuples, des femmes et des hommes qui arrivent à dépasser la douleur et l’effroi pour écouter, tendre la main et rendre ce monde plus respirable. Ce soir, c’est vers elles et vers eux que j’aimerais me tourner et les remercier d’exister. Vous êtes la fleur de ce monde pris au milieu des bombes. Vous êtes le seul espoir d’un printemps.


[Illustration : motif issu du Jardin des délices de Jérôme Bosch, 1500, Wikipedia]