#2 Échapper à la nuit
#2 Échapper à la nuit

#2 Échapper à la nuit

On peut chercher les responsabilités. Compter les erreurs. Cibler les fautes. Je n’ai moi-même pas résisté à un tel inventaire, à me gaver d’information jusqu’à l’obésité.

Égrener la liste des décisions qui ont détruit l’hôpital public et pourraient continuer de le faire en le considérant comme une une entreprise commerciale1, qui ont ignoré les mouvements sociaux qui se succédaient pour le défendre. Celles qui ont diminué les impôts et les cotisations sociales au nom de la compétitivité et des traités européens et qui ont eu pour conséquence la pénurie de masques, de blouses, de médicaments, de lits, de personnels au nom de la « bonne gestion des deniers publics » et de méthodes de gestions innovantes. Les décisions structurelles qui ont mis en concurrence la recherche publique de manière comptable et à courte vue. Celles qui ont protégé et protègent la propriété privée dans tous les domaines jusqu’au Centre National d’Enseignement à Distance (CNED) alors même que de très nombreux acteurs privés et publics ont ouverts volontairement leurs productions. Les appels morbides de La Ministre du Travail à relancer le bâtiment et d’une secrétaire d’État de « faire de bonnes affaires en Bourse ». Le cynisme d’utiliser le Conseil des Ministres exceptionnel dédié au Covid-19 du 29 février pour décider d’activer l’article 49-3 pour faire adopter une réforme des retraites si contestée alors que l’OMS alertait les États sur la nécessité de mobiliser tout le gouvernement et toute la société et que plusieurs villes d’Italie étaient déjà confinées. La corruption morale qui a gagné un Ministre qui appelle à des dons volontaires sans augmenter les impôts sur les grandes fortunes ou interdire les dividendes. La communication politique qui reprend les applaudissements populaires à destination des soignants et des caissières tout en refusant d’augmenter leurs salaires. Oser, comme Président de la République, « montrer que la vie continue » en se rendant au théâtre le 6 mars avant d’annoncer le 16 mars un confinement de la quasi-totalité de la population. Puis de culpabiliser tout un chacun parce que ce confinement n’est pas assez respecté quelques jours plus tard.

La liste est sans fin. Mais ensuite ? Qu’est-ce que cela dessine ? A part ma propre impuissance. Faire des erreurs est compréhensible. Certains dirigeants savent le reconnaître. S’obstiner quand elles sont évidentes est un crime. Gérer une crise d’une telle ampleur se fait sous contraintes et au prix de nombreux dilemmes. Comment reconnaître qu’on n’a pas assez de masques sans créer une panique ? Ce n’est pas le Ministre actuel qui a décidé de la fin des stocks d’État. On doit assumer les choix passés, les incompétences des services ou de collègues, les avis contradictoires de chercheurs avec plus ou moins d’entregents, le prisme médiatique déformant, les mensonges de la Chine, un patronat centré sur l’intérêt des actionnaires pour abandonner le Green New Deal, des courants réactionnaires pro business et anti-écologiques qui se sont construits les relais d’opinion nécessaires, des adeptes du solutionnisme technologique qui en profitent pour vendre des potions miracles…

Qui d’autres que les élus politiques portent la responsabilité de formuler avec clarté ce que l’on traverse ? de tracer un horizon atteignable ? de nommer des responsables compétents ? de créer les conditions que nous arrivions tous à bon port ?

Nous avons besoin de sortir de la nuit et de voir l’aurore. Une crise n’arrive jamais de nulle part. Celle-ci est attendue depuis des années. Nous avons perdu les batailles qui étaient menées en amont. Cela se paye en morts et surtout de la perte de notre propre dignité. Ce n’est que la première des mutations. D’autres suivront.

Si on était poète, on pourrait appeler les abeilles du manteau impérial à se révolter contre l’empereur, sa cour et faire « honte au peuple qui tremble ». Mais en simple citoyen on va se contenter de coucher quelques idées sur le papier et de contribuer à notre mesure au monde dans lequel on souhaiterait vivre.

1. On peut lire aussi Juven, P.-A., Pierru, F. et Vincent, F., La casse du siècle: à propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019