Un appel au vent
Un appel au vent

Un appel au vent

Je suis bouleversé. Les forces de l’ombre avancent. Le déni me gagne. Ne pas croire que les françaises et les français s’illusionnent dans une nouvelle politique du pire. Comme les serbes avec Milosevic. Comme les rwandais avec Habyarimana. Comme les autrichiens avec Haider. Comme les italiens avec Berlusconi. Alors c’est à notre tour ? Demain, un noir Chirac discrédité potentiellement passable en Haute Cour de Justice et qui aura été le dernier bastion pour les institutions républicaines face au petit colonel fascistoïde. Le scénario fait peur. Et pourtant, aujourd’hui c’est celui qu’il va bien nous falloir affronter « en se bouchant le nez ».

Mais la honte, la colère et la peur ne me pousseront pas à fermer les yeux sur la situation et à l’oublier jusqu’à la prochaine fois. Ces sentiments transforment simplement mon moteur le plus sur : l’énergie formée par l’espoir d’un monde meilleur légué à nos enfants s’est transformée en énergie du désespoir, celle d’avoir à affronter ici et maintenant l’ombre rampante. Il y a soixante ans de cela, nos grand-parents entraient en résistance. Je ne peux que poursuivre cette voie qu’ils nous ont laissé.

Rangez vos banderoles car la tâche est moins facile qu’il n’y paraît car l’ennemi ce n’est plus l’autre. L’ennemi c’est nous ! Il ne suffit plus de dénoncer, de manifester et de réagir avec plus ou moins de véhémence contre le fascisme ou de vouloir convaincre les convaincus. Nos cris ne font qu’alimenter celles et ceux qui détestent les biens-pensants et qui sont aveuglés par leurs peurs. « Retournez à vos fermes bios bandes de socialos ! » apostrophait un homme accoudé au comptoir de chez Lydie comme pour mieux signifier le décalage avec sa réalité désenchantée. Se battre pour des causes m’apparaît toujours aussi essentiel. Mais une société avance dans la lenteur. Hugo criait contre la peine de mort un siècle et demi avant qu’elle ne soit abolie. Qui pouvait croire aux 35 heures quand il s’agissait d’interdire le travail de nuit des enfants de moins de 13 ans ? Aujourd’hui, si les combats conservent leur importance, l’urgence – elle – m’apparaît ailleurs. Je vois le gouffre approcher et les chevaux courir par millions insconscients du tragique que révèle parfois l’obscurité.

Il y a un mois de cela, on m’a commandé un article sur la politique. J’y réalisais alors combien nous sommes fortement dépendant d’une vision guerrière de la politique. Principalement, tous s’affronte comme ennemis dans l’arène. Tous combattent et luttent pour finir vainqueurs ou vaincus. Sans jamais revendiquer de partager ensemble un plancher commun. Depuis lors, j’essaye de comprendre ce qui pourrait constituer une autre voie. Celle d’une lumière présente chez chacun et qui peux nous permettre de comprendre et d’avancer ensemble, de nous enrichir de nos différences sans les effacer. Le premier article de la déclaration universelle des droits de l’Homme devrait nous rappeler à chaque instant que « tous les êtres humains naissent et demeurent égaux en dignité et en droit ». Cette vérité fondamentale m’empêche de disqualifier d’emblée l’acte de millions de personnes tout aveuglés qu’elles puissent être par les forces de l’ombre. Je veux écouter, comprendre et faire bouger :

  • ceux qui se soumettent à leur peur du jeune ou de l’étranger,
  • ceux qui refusent de distinguer des différences de niveau entre les défauts individuels, les délits judiciaires et les projets totalitaires,
  • ceux qui oublient la valeur d’un système qui remet périodiquement les dirigeants dans une situation d’obligation par rapport aux citoyens,
  • ceux qui se sentent abandonnés au point de réagir de manière extrême…

Il me semble qu’aujourd’hui, il nous faut passer du temps à retrouver chez chacun la perle qui constitue sa dignité intrinsèque. La perle qui peut permettre d’ouvrir les yeux et d’élargir le cadre restreint. Le problème n’est pas tant dans les réponses à apporter1, le problème est dans l’absence d’écoute des questions des citoyens et citoyennes. Il me semble que j’entend un grand cri sourd : « Arretez de promettre monts et merveilles ! Arrêtez de parler pour le contraire de ce que vous avez dit hier ou de ce que vous direz demain ! Arrêtez de bavasser et à nous demander uniquement si on est pour ou contre le quinquennat ! » Il y a un monde engagé, impliqué, débattant et un monde enfermé, éloigné, silencieux. L’ombre gagne sur ce peuple. On ne peux vouloir le bien des personnes sans construire avec elles le problème et ses réponses. Combien de travailleurs sociaux, d’éducateurs, de profs, d’animateurs… travaillent aujourd’hui à partir de leurs propres réprésentations du problème social en niant ce que les personnes considèrent comme leur problème ? Quelles que soient leurs réponses, il se pourrait que les extrêmes soient les seuls à écouter avant de parler ! Qui aujourd’hui dans mes proches (cela vaut pour moi) a l’occasion d’écouter véritablement la voix des ouvriers, des pauvres, des immigrés, de ceux qui ont peur ? J’ai la désagréable impression de ne pas connaître les gens qui votent Le Pen ou qui ne votent pas et qui pourtant vivent juste à côté de chez moi.

Si tout ces lignes ont un tant soit peu de cohérence, si tout cela n’est pas que du verbiage, alors notre tâche est simple. Il nous faut sortir de nos bulles et aller à la rencontre de ceux qui se renferment sur eux-mêmes, qui se perdent dans la violence, dans le rejet ou dans la peur. Ni désintéressé, ni contestataire mais de manière à éveiller et à s’éveiller ensemble. De manière à regarder le monde à travers un prisme plus large que celui qui nous est imposé actuellement. En osant sortir de mon cercle et en revêtant mon costume de citoyen (ni scientifique, ni militant), j’espère pouvoir amorcer la refondation d’un monde lumineux. La tâche est immense mais pour moi c’est l’urgence. Former un réseau d’éveil à la citoyenneté pour répandre la conscience de la limite à ne pas franchir. Action poitilliste mais qui n’est plus portée par les partis, les syndicats ou les corps intermédiaires constitués. Restent quelques illuminés comme moi. Je vais commencer par ma montée d’immeuble. Écouter. Tenter de comprendre. Et aller un peu plus loin. Et pourquoi pas deux jours à la montagne pour tous les multiplicateurs et multiplicatrices qui auront fait ce pas et qui auraient la volonté de partager ce qui a été entendu dans ces moment là ?

Je voudrais finir cet appel en me rappelant la citation de Margaret Mead : « Ne doutez pas qu’un petit groupe de citoyens conscients et résolus puisse changer le monde. C’est même la seule force qui ait jamais réussi à y parvenir. » La route est longue mais aujourd’hui nous n’avons plus bien d’autre choix que de l’affronter. Je lance cet appel au vent. Avis aux citoyens de tous bords. Toute critique constructive sera la bienvenue pour enrichir nos initiatives conjointes et complémentaires. C’est là une contribution parmi d’autres à la redécouverte d’un horizon qui devrait permettre de nous rappeler la limite entre l’ombre et la lumière2.

1 On continue à croire qu’on peux résoudre une crise de sens par de l’action : « maintenant, il faut agir, évaluer nos actions et agir encore… ». Je répète que je crois cela important mais que ce n’est pas l’essentiel aujourd’hui. Jospin a passé un contrat pour baisser le chômage. Le chômage a baissé et il ne s’est pas fait réélire.

2 Il me semble par exemple tout à fait important de ne pas donner un blanc-seing à Chirac et de se mettre en veille permanente sur l’action des dirigeants (d’une présence régulière aux conseils municipaux à la diffusion des informations révélées par des auteurs indépendants comme François-Xavier Verschave).

NB : Un large extrait de cette lettre ouverte a été publiée avant le second tour de la présidentielle dans un numéro de Témoignage Chrétien, un journal issu de la Résistance créé par Pierre Chaillet, Juste parmi les nations, d’où la photo qui illustre cette republication.