En allant acheter des légumes, une femme portait un masque FFP2, un modèle qui manque aux soignants, un mec portait lui un masque à souder transparent, une autre un masque de plongée… Cela pourrait être drôle si ce n’était tragique.
Je ne m’habituerai pas à la peur mais la peur gagne mes gestes. Quand une jeune femme souriante dont je ne vois plus le bas du visage me tend un ticket de caisse, je fais attention à ne pas la toucher. Par précaution ? Par inquiétude ? Quand j’aperçois des personnes marcher sur le trottoir loin devant moi, je modifie ma trajectoire imperceptiblement pour éviter de m’écarter devant elles. Cet homme baraqué qui éructe au téléphone devant le magasin se rend-il compte de la situation ? Autrui devient un danger potentiel. Pour tout un chacun, pour moi comme pour mon entourage.
Quel est le niveau de déni de ma propre anxiété ? J’ai peur que l’on ne vive plus ensemble.
Je n’ai pas assisté à des scènes de paniques mais elles sont devenues possibles. Que se passerait-il si la pandémie touchait les enfants ? Si la pénurie de masques concernait demain le blé ou le riz à cause de mauvaises récoltes dues à des sécheresses. Pendant quelques semaines, le Vietnam, la Russie et l’Inde ont interdit leurs exportations et l’effroi s’est répandu sur certains pays d’Afrique comme le Nigeria, l’Algérie.
Un roman magnifique, Dans la forêt1, raconte la survie de deux sœurs, Nell et Eva, dans leur maison à la lisière d’une forêt de Californie. Elles n’ont plus de contact avec le monde extérieur faute de carburant et d’électricité. Leurs relations et leurs rêves sont en tension. Régulièrement, me revient en mémoire cette pensée née lors de cette lecture : « Si cela arrivait ici, la forêt de Sassenage ne pourrait jamais tous nous nourrir… ». De toute évidence, mon jardin malingre non plus.
Alors comment conjurer la peur2 ?
On a assurément besoin de politiques de santé publique avec du « monde et du matériel » (staff and stuff) et pas des injonctions moralisatrices à la télé, un contrôle policier des joggers et des applications numériques intrusives. Il faut des masques, des tests, des lits d’hôpitaux, des infirmiers, des aides soignants équipés, des agents de santé communautaire qui connaissent la population et savent repérer et accompagner les personnes symptomatiques pour qu’elles s’isolent de leur environnement en trouvant des solutions pour leur entourage et leurs enfants.
Mais au-delà des politiques, on a aussi le devoir de se « forger un art de vivre par temps de catastrophe3 ». A se projeter avec nos émotions dans l’avenir. A vivre l’entre-deux : entre une zone de confort engoncée dans nos habitudes et une zone de joie harmonieuse et éphémère. Face à cet abîme, on peut incriminer ou perdre pied. Sur cette brèche, on peut aussi accueillir « l’anxiété, le chagrin et la tendresse4 » Dans cette faille nouvelle, on peut créer, danser, chavirer du mal de vivre à une joie fragile comme le chantait si bien Barbara.
1. Jean Hegland, Dans la forêt, Gallmeister, 1996 [2017], 304p. J’avais relevé cette phrase « Nous aussi, on tient, ai-je pensé en tamisant la farine infestée de vers, on tient le coup, jour après jour, et tout ce qui nous menace, ce sont les souvenirs, tout ce qui me fait souffrir, ce sont les regrets »(p.88)
2. J’emprunte l’expression à l’historien Patrick Boucheron qui a consacré un ouvrage à l’analyse des fresques sur le Bon et le Mauvais Gouvernement peintes au XIVe siècle par Ambrogio Lorenzetti sur les murs du Palais public de Sienne. Ces peintures interpellaient les magistrats de la Cité pour qu’ils restent attachés à la justice, à la vertu et à un gouvernement collectif contre les mirages d’un gouvernement personnel qui promet la paix. Patrick Boucheron, Conjurer la peur: Sienne, 1338: essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013
3. Albert Camus, Discours de Suède, 10 décembre 1957
4. Pema Chödrön, Les bastions de la peur. Pratique du courage dans les moments difficiles, La Table Ronde, 2002