#10 De mon impuissance
#10 De mon impuissance

#10 De mon impuissance

A la lumière du petit matin, un rougequeue jouait avec une mésange, voletant d’une branche au banc bleu, du banc au fil à linge invisible. Rien ne les empêchait. Le printemps était un jeu. Le parfum de la rosée un baume agréable. Les rayons d’un soleil naissant rasait le feuillage – décor magique et pur.

Quelques heures plus tard, la lumière blanche écrase même les oiseaux. Ils se cachent dans la haie. On entend parfois un chant sporadique. Puis le bruit des camions fonçant sur l’avenue. Assigné au foyer, je me sens comme sous ce soleil de midi.

La puissance d’agir ne dépend pas du confinement. Nombre de mes amis et voisins agissent, rassemblent, se relient, aident, produisent, créent. Certains ont lancé le groupe « Sassenage en confinement », un des membres du réseau Entraide-Covid. Dans une veine plus artistique, j’admire l’inventivité de celles et ceux qui participent au Getty Museum Challenge. Je suis impressionné de l’engagement de mes concitoyens face à la démission tragique de l’État en Seine St Denis ou à Marseille.

Je me souviens que de la prison de Birmingham, Martin Luther King a rédigé l’un des textes les plus forts de l’histoire des droits civiques. Ou qu’Emily Dickinson, cette femme à l’éternelle robe blanche qui vécut comme une recluse dans sa maison familiale à Amherst (Massachusetts) a produit une œuvre poétique étincelante et mélancolique découverte après sa mort.

Mais cet héroïsme quotidien m’anesthésie. Les premiers soirs, j’ai applaudi les soignants. Puis je me suis arrêté. Surtout au son de la Marseillaise des voisins. Ma gratitude ne passait plus par la fenêtre. Aux premiers jours, j’ai commencé à écrire une affiche pour proposer de l’aide aux voisins qui en auraient besoin. Je suis allé jusqu’au local poubelle mais je ne l’ai pas déposée. Je me suis empêché.

Je vis avec le poids invisible du désarroi. J’aimerais être débordé par mes propres journées pour « gérer la crise ». Je me suis imaginé aide-soignant alors que je ne supporte pas la vue du sang. Enseignant alors que les devoirs de mes enfants me fatiguent après quelques minutes. Agent d’entretien en admirant l’abnégation humble de Bakary Meité, rugbyman professionnel qui va au turbin à manière d’une Simone Weil qui, en son temps, avait décidé d’être fraiseuse chez Renault. Mais rien. Rien qui déborde, qui m’emporte ou occupe mon esprit et mon corps désœuvrés.

Certaines journées s’écoulent sans ressac quand d’autres sont remplies d’un va-et-vient incessant. L’esprit agité et le corps noué. Je commence une activité sans la terminer. Consulte mes messages à l’affût pour ne rien trouver. Somnole. Parfois, je trouve un apaisement dans le minuscule : le nettoyage de noyaux d’olives grecques pour les planter demain ; un poème qui imprime le jour ; un sourire de mes proches…

Un soir, Celina – collègue et amie – me rapporte la discussion qu’elle a eu avec Vanessa. Toutes deux font parties du carrefour de savoirs sur la protection sociale. Vanessa vit désormais en fauteuil roulant sans pouvoir travailler. Elle a été confinée plusieurs mois à l’étage d’une maison dans un village ligérien. J’étais allé la chercher pour participer à l’un de nos rassemblements. Vanessa exprime la douleur des personnes assignées à ne rien faire : les vieux, les chômeurs, les handicapées, les invalides, les marginaux, les bras cassés, les délaissés… Toutes celles et tous ceux mis à l’écart et que l’on attend pas pour produire du produit intérieur brutal. En France, les statuts sociaux sont clairs : soit on travaille, soit on cherche du travail, soit on est « inactif ».

Nous les gueux
nous les peu
nous les rien
nous les chiens
nous les maigres
nous les Nègres

Nous à qui n’appartient
guère plus même
cette odeur blême
des tristes jours anciens1

Vanessa et d’autres personnes du carrefour de savoirs nous confiaient : « On est des personnes ! Même si on peut pas agir comme les travailleurs, on contribue ». On a pris cette parole au sérieux pour rédiger des Contes de la protection sociale3 et imaginer comment élargir notre vision de l’activité. Désormais, je partage cette douleur. Il y a un fossé entre savoir et connaître. Savoir ce qu’est la boxe et boxer, lire une recette de cuisine et cuisiner, voir un jardin et jardiner. J’ai appris par corps l’expérience de l’impuissance. Être confiné chez moi et ne pas contribuer.

Être personne et pourtant être quelqu’un. Paradoxe aussi vieux que notre odyssée. Confiné lui aussi – dans une caverne – Ulysse répond à Polyphème le cyclope : « Mon nom est Personne. Et toi n’oublie pas le cadeau dû à l’hôte. Personne est le nom que mon père et ma mère et tous mes fidèles compagnons me donnent2»

La poésie regorge d’échos à cette expérience de n’être personne et quelqu’un en même temps. Comme Emily Dickinson, elle-même si attentive aux oiseaux, à leur envol, à leur liberté et à leur puissance évocatrice. Comme si la condition confinée était le ressort invisible de notre attention au monde et à ses possibilités.

I’m Nobody ! Who are you?
Are you – Nobody – too?
Then there’s a pair of us!
Don’t tell ! they’d advertise – you know!


How dreary – to be – Somebody!
How public – like a Frog –
To tell one’s name – the livelong June –
To an admiring Bog !
Je suis personne ! Qui êtes-vous ?
Êtes-vous – Personne – vous aussi ?
Donc deux font la paire !
Chut ! Ils le feraient savoir – tu sais !

Comme c’est pesant – d’être – Quelqu’un !
En public – comme une Grenouille –
A crier son nom – au mois de Juin –
A un Bourbier béat!3

1. Leon Gondran Damas, Black-Label, Gallimard, 1956

2. Οὖτις ἐμοί γ᾽ ὄνομα· Οὖτιν δέ με κικλήσκουσι / μήτηρ ἠδὲ πατὴρ ἠδ᾽ ἄλλοι πάντες ἑταῖροι. / ὣς ἐφάμην, ὁ δέ μ᾽ αὐτίκ᾽ ἀμείβετο νηλέι θυμῶι· / Οὖτιν ἐγὼ πύματον ἔδομαι μετὰ οἷς ἑτάροισινv.366-370, chant IX, Odyssée.

3. Emily Dickinson, poème 260, 1861, Traduction personnelle