#11 Liminarités animales
#11 Liminarités animales

#11 Liminarités animales

Croire aux fauves1 commence par une rencontre. Lors d’une expédition sur les pentes du volcan Klioutchevskoï en Sibérie, Nastassja Martin rencontre un ours qui, surpris, l’agresse grièvement. Elle lui plante son piolet dans le corps et il s’enfuit en la laissant à demi-morte. Elle est retrouvée, hospitalisée, rapatriée. Une rencontre qui fait mal mais une rencontre tout de même. Un moment de vérité où deux êtres se sont regardés dans les yeux et se sont blessés mutuellement.

Ces faits ne sont pas vraiment le sujet du livre. Celui-ci évoque plutôt son chemin de douleur et de sens. Les soins, sa mère, l’hôpital, l’écriture, les amis, ses recherches en anthropologie. Chez les Évènes du Kamtchatka, elle était déjà considérée comme une mathukha (ourse humaine). Après cette rencontre elle va devenir miedka (moitié-moitié femme et ourse). Une expérience liminaire.

La liminarité2 désigne l’expérience des marges quand on a quitté une zone de confort et de stabilité et que l’on n’a pas encore atteint la nouvelle. Vivian Labrie m’avait fait découvrir la notion alors qu’elle travaillait sur les « contes de traverse et de misère », des histoires qui portent sur ces traversées entre mondes. Souvent, le héros part d’un château ou de son foyer et prend la route où les épreuves s’accumulent avant d’arriver dans un nouveau lieu de sécurité.

Nastassja Martin écrit « après l’ours », après la catastrophe, après un « événement qui déborde ». J’ai l’impression que nous vivons désormais dans cet espace intermédiaire et indistinct. Comme dans les contes, la distinction entre animaux et humains est devenue poreuse. Les personnages peuvent être l’un, l’autre ou même les deux à la fois. Des animaux parlent. Des hommes sont changés en pierre ou se métamorphosent.

La santé des humains et celle des non-humains est reliée intimement. Toutes les crises sanitaires infectieuses ont été transmises par d’autres espèces .

– J’ai failli écrire « toutes les crises sanitaires infectieuses sont d’origine animale » ce qui nous aurait une fois de plus distingué de leur condition. Difficulté d’une écriture égalitaire –

Ces crises sont liées à la destruction de leur habitat traditionnel, par un contact entre humains et espèces rares sur des marchés parallèles (Sras-1, Sras-2…) ou dans les usines d’élevage industriel (grippes aviaires, pestes porcines)3 . Prendre soin de notre santé suppose de prendre soin de notre monde4 , de considérer sa valeur intrinsèque, de ne plus le voir comme un « environnement ».

C’est inimaginable pour moi mais malgré son expérience Nastajja Martin ne voit pas l’ours comme un prédateur. Il n’était pas un danger rencontré par hasard mais un autre être à la vie propre dont elle a croisé le chemin.

Et nous ? Après la crise du Covid-19, comment regarde-t-on les chauve-souris ? Comme des êtres singuliers ou comme des dangers potentiels ? Entre domination et subordination, il y a de la place pour la rencontre et la coopération comme le vivent les Mangyans alangans de l’île Mindoro aux Philippines. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’on tente aussi de faire en installant des nichoirs à chauve-souris dans les villes pour lutter contre les moustique-tigres?

Nous, humains, sommes des animaux sans mémoire qui croyons nous détacher du vivant. Sans y parvenir. Comme un poisson qui aimerait vivre hors de l’eau et qui s’asphyxie sur la plage. Notre animalité n’est pas un « reste de l’évolution ». Une part sauvage qui revient nous hanter. Nous sommes des corps. Nous héritons l’œil d’un ancêtre du cambrien (il y a plusieurs centaines de millions d’années). Nous avons en commun le pouce opposable avec des primates et des marsupiaux comme l’opossum. Les poumons, les dents, le cerveau, l’estomac, le système sanguin, les neurones sont partagés avec d’autres espèces. Nous n’avons rien de supérieur.

Trop souvent, on place l’animal en bas et les humains en haut. L’un en retard et l’autre en avance. Il faudrait s’élever, progresser, évoluer au-dessus, après, au-delà. Pourtant, nous ne sommes qu’une des manières d’être au monde, intelligents et vivants. Les abeilles savent danser des cartes ! Comment font-elles ? On peut à la limite le modéliser mais pas le vivre. Les cachalots ont une organisation matriarcale complexe5 . Qui veut encore défendre le patriarcat humain ?

« C’est pareil pour tout le monde. On essaie d’avoir du style mais on trébuche on s’enfonce, on clopine, on tombe, on se relève. Ivan dit qu’il n’y a que les humains pour croire qu’ils font tout bien. Que les humains pour s’accorder une telle importance à l’image que les autres ont d’eux. Vivre en forêt c’est un peu ça : être un vivant parmi tant d’autres, osciller avec eux. » écrit Nastassja Martin (p.142). Si nous ne sommes même pas capables de considérer les ours comme des alter egos6 , quand considérera-t-on les oiseaux, les insectes, les forêts et habiter ensemble dans cette zone liminaire et fragile qu’est la Terre ?

Les humains ont mis en place des systèmes politiques complexes. Mais accordent une personnalité morale et juridique aux entreprises sans l’accorder aux autres espèces. En Argentine, une juge a déjà déclaré que Cecilia, une femelle chimpanzé, était « un sujet de droits non-humain  ». Des droits devraient permettre d’interdire l’élevage industriel ou la torture sur les animaux mais ils devraient aussi être une manière de fonder une citoyenneté non-humaine qui leur permettrait d’être représenté politiquement. Mais plus fondamentalement, il en va de notre propre sensibilité, de notre manière d’être vivant, de notre « décence commune ». Chacun de nos gestes a des conséquences sur le monde que nous avons en commun. Notre sentiment de supériorité actuel est un aveuglement mortifère. Éprouvons-le.

1. Nastassja Martin, Croire aux fauves, 2019, Verticales, 151p. On peut aussi l’écouter sur France Culture J’ai lu ce livre grâce aux conseils d’une amie Caroline Muller malgré mes réticences face à ce que je considérais comme une tragédie.

2. Le mot est utilisé par Arnold Van Gennep, Les rites de passage : étude systématique des rites: de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc, Paris, Picard, 1909 (ed. 2016)

3. Didier Sicard, « La transmission infectieuse d’animal à humain », Esprit, avril 2020

4. Le principe de rapprocher médecine humaine et vétérinaire avance. On parle de « One health » notamment au niveau des agences onusiennes de l’agriculture (FAO), de la santé (OMS) et de l’environnement (OIE). Mais cette démarche est d’abord motivée par la préservation de la sécurité des humains des pays riches et par une approche biologique aveugle aux facteurs politiques et économiques. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ne fait pas partie du projet et dicte ses arrêts par ailleurs. La domination invisible du marché ne comprend les vivants que comme des marchandises, une ressource à exploiter. On peut lire Delphine Destoumieux-Garzón et al., « The One Health Concept: 10 Years Old and a Long Road Ahead », Frontiers in Veterinary Science, vol. 5, février 2018, p. 14 et Frédéric Vagneron, « A la poursuite de One Health », Transhumances, 29 août 2018

5. François Sarano, Le retour de Moby Dick, ou, Ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes, Actes Sud, 2017, 229p

6. L’article de Wikipedia sur les ours dans la culture est particulièrement précis et documenté. C’est aussi le symbole d’AequitaZ