On me demande si j’ai avancé dans mes feuillets, si j’écris, quand je publie. Je ne sais pas quoi répondre. Faut-il expliquer ma dispersion ? Ou ma trop grande exigence. Je suis à tâtons. Je navigue à vue entre les scrupules. Sans eux, j’offre une bouillie de mots, d’idées, de citations et d’images. Faut-il gaver nos attentions fatiguées ? Avec eux, j’interromps et laisse en friche.
A de multiples reprises, je laisse inachevé un feuillet sur le mépris pour les moutons et sur la métaphore du berger en politique. Ce genre de métaphore modèlent notre imaginaire et nos attentes politiques. Mais rien ne résonne dans ma vie propre. Est-ce que je devrais ouvrir une section dans le bloc avec des textes empreints de philosophie politique ? Ou d’autres poétiques ? Les feuillets se trouvant sur le pont, entre les deux.
Les jours passent. Je me détourne. Je plonge dans un recueil de Constantin Cavafis. Je retrouve certains poèmes qui m’accompagnent depuis plusieurs années. Une amie m’a offert les Thermopyles. Oser se battre à un contre cent, malgré la trahison, malgré la mort. Se battre et tenir un défilé étroit, sans espoir de gagner, avec la certitude de mourir pour que d’autres puissent vaincre et vivre. L’actualité ne manque pas pour illustrer ceux qui tiennent face à la tyrannie du nombre. « Sans haine » mais sans non plus sacrifier la vérité, les devoirs et l’attention mutuelle à la cause. En attendant les barbares1 est le plus célèbre et j’aime me rappeler les deux derniers vers, devenus proverbe en Grèce, face à ceux qui éructent, vilipendent et ricanent, ceux qui prétendent vivre dans une France assiégée. Je ne connais pas de meilleure réponse au mythe de l’invasion migratoire. Son ironie ne me lasse pas. Et au final, il ouvre à d’autres possibles que la peur. J’ai découvert Ithaque par l’Odyssée. Faire face à ses monstres intérieurs – Lestrygons, Cyclopes et la colère de Poséidon – et ne pas les laisser envahir « une pensée élevée et une émotion de qualité » dans le voyage qui mène vers Ithaque. Moi qui ait si souvent sacrifié à la destination.
En relisant Cavafis, je découvre une dizaine d’autres poèmes qui me parlent et m’emportent. J’imagine écrire en leur bonne compagnie. Mais j’aimerais éviter la glose inutile et le commentaire gras. J’ai peur de me planter et de me lasser. Bientôt ces possibilités littéraires s’éteignent et de cet amour poétique puissant ne reste que ces quelques lignes.
Un matin, j’apprends l’arrestation de l’un des principaux financiers du génocide des Tutsi au Rwanda vivait en France sous une fausse identité à Asnière-sur-Seine. Je suis emporté par l’indignation. Comment est-ce possible ? Y a-t-il eu des complicités ? Comment expliquer qu’Agathe Habyarimana membre du premier cercle génocidaire vive encore en France ? Je commence quelques lignes dans mon carnet en pensant à mon amie Jeanne Allaire qui a traversée cette tragédie sans perdre son sourire ni son sens de la justice.
Je pense à notre République – un mot intimidant, trop grand pour moi – à notre responsabilité commune, à l’affaire Dreyfus et à Charles Péguy
« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent2 ».
– « Sacrifice ». Encore ce mot. Pourquoi revient-il dans ce feuillet ? –
Il y a quelques années, quand j’ai lu ce texte magnifique et contestable de Péguy, j’ai pris des pages de notes. Comment couper ? Citer ? Relier. Puis-je comparer les deux événements : l’attitude de l’État envers Dreyfus et un siècle plus tard face au génocide contre les Tutsi ? Des événements tissés d’idéologie et d’illusions, d’alliances militaires et d’amitiés politiques honteuses, de conceptions de l’honneur, de la justice et de la vérité qui s’opposent. On ne peut pas vraiment comparer l’antisémitisme sous la Troisième République et le négationnisme du génocide des Tutsis. Je m’arrête d’écrire à nouveau. Je n’ai pas envie de faire le malin, pas envie de me tromper, de forcer le trait alors qu’il existe tant de personnes qualifiées pour le faire3. Je mets l’intention de côté. Ce temporaire risque de durer.
Bientôt, je suis rattrapé par le trop-plein de la vie – les enfants, le boulot, le jardin, les amis retrouvés. Je pars quelques jours dans la Drôme pour la première fois depuis la fin du confinement. Submergé par les couleurs et les odeurs, gorgé par la magnificence de la lumière dans les blés, par la joie de faire vivre une aventure à mes neveux, des étincelles dans les yeux, en traversant une rivière au courant un peu trop rapide . Un soir, au milieu des nuages, les hautes falaises du Glandasse forment, l’espace d’un instant, un château dans le ciel. Une salamandre se cache au petit matin et une luciole se montre la nuit. Une vie de splendeurs simples que j’hésite à écrire, à décrire, à dénaturer.
Autant de pistes abandonnées. Tourmenté par l’indécence ou par le verbiage. Je n’ai rien publié.
Dois-je apprendre à écrire sans scrupules ? C’est le nom donné au petit caillou pointu qui se place entre la sandale et le pied quand on se promène. M’arrêter, l’enlever et écrire avec parcimonie. Ou forcer le pas en espérant qu’il dégage par lui-même, laisser des textes en friches, des notes éparses, des citations sans écho. Comment tenir ce fil ténu où le politique et le poétique entrent en résonance entre eux et dans ma vie ?
1. On peut entendre ce poème de 1904 lu en grec par Christophe Tsagkas Περιμένοντας τους βαρβάρους. Il a inspiré de multiples poèmes à travers le monde notamment D’autres barbares viendront (1986)de Mahmoud Darwich in La terre nous est étroite, p.220
2. Charles Péguy, Notre jeunesse, 1910 (1993), Paris, Gallimard, p.102. Deux ans plus tôt, Péguy évoquait lui aussi les barbares. Mais ceux-ci étaient à l’intérieur même de notre société. « À ce jeu en ce temps-ci une humanité est venue, un monde de barbares, de brutes et de mufles (…) ; un règne de barbares, de brutes et de mufles ; une matière esclave, sans personnalité, sans dignité, sans ligne ; un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout. Et qui enfin ne se demande pas encore anxieusement si c’est grave, mais qui, inquiet, vide, se demande déjà si c’est bien amusant », Deuxième élégie XXX, septembre 1908.
3. Dans une première version, j’avais écrit « génocide rwandais » et Jeanne m’a fait remarqué que c’était l’expression des négationnistes pour désigner le génocide des Tutsi. On peut lire aussi des critiques comme celles de Claudine Vidal contre ceux s’imaginent pionniers alors qu’ils détournent les yeux « des savoirs existants patiemment et modestement construits » « Les voyages de Stéphane Audoin-Rouzeau au Rwanda. À propos de : Stéphane Audoin-Rouzeau, Une initiation. Rwanda (1994-2016), Paris, Seuil, 2017. », Lectures, janvier 2018