Le silence même prend un sens redoutable
Le silence même prend un sens redoutable

Le silence même prend un sens redoutable

L’abstention, contrée énorme où tout se tait. Depuis quelques jours, je ressasse les raisons d’une désaffection devenue banale et abyssale au fil des scrutins. L’abstentionnisme est devenu la règle et la participation électorale l’exception avec en faible écho l’indignation morale et l’appel au sursaut de militants politiques exténués. Les raisons s’égrainent facilement : obstacles pour s’inscrire sur les listes électorales puis réaliser des procurations, mensonges cyniques de certains élus et opportunisme vénal de quelques autres, impuissance répandue du politique à résoudre les problèmes des gens, maintien d’un statu quo inégalitaire et d’un sentiment d’impunité face à une justice aux moyens indigents, critique en tant que telle de la représentation politique, modes de scrutin qui silencient les minorités, incompréhension quant aux enjeux des strates départementales et régionales…

A quoi bon voter quand sa voix se perd comme l’eau dans le sable ? A quoi bon parler quand les cris sont étouffés par le vacarme du monde-tel-qu’il-est ? A quoi bon s’exprimer, passer du temps à voter ou manifester si c’est pour perdre son temps, un œil, une main, un ami et que le Gouvernement et sa cohorte de préfets manœuvrent sans ciller1 ? A quoi bon choisir entre des listes qui vont jouer sur des nuances tant les politiques publiques locales sont encadrées par des directives européennes et des lois nationales ?

La spirale est infernale. Les orientations politiques des territoires sont influencés par des élus et des votants plus âgés, plus diplômés, plus riches, mieux informés, plus mobilisés lors des scrutins. Plus les politiques sont inégalitaires, moins les catégories populaires se mobilisent pour voter.

On sait tout cela. On connaît les propositions pour reconnaître le vote blanc, le tirage au sort comme mode de désignation, l’inscription automatique sur les listes électorales dès 16 ans ou le mode de scrutin proportionnel.

Mais je voudrais ajouter une hypothèse à ce maelstrom démocratique.  : ce qui est premier n’est pas le vote ou l’envie de peser sur les institutions mais le sentiment d’appartenance à une communauté politique. On confond trop souvent l’Etat et la République. On cherche la solution à un endroit alors que le problème est aussi dans l’autre. Plus ils sont confondus, moins le sentiment d’appartenance est vivace. Les impôts sont une manière de mettre en commun des ressources et pas l’apanage de Bercy. L’éducation est un bien commun est pas seulement un métier.

Pour une partie de la population, le vote est un devoir moral. Pour une autre, cela n’a aucun sens excepté lors des élections les plus décisives. Est-ce que l’on se sent appartenir à une communauté politique quand on vote pour des élections départementales et régionales ? Non sauf en Corse où l’abstention a été deux fois moindre qu’ailleurs en France.

Une communauté politique est traversée de conflits qu’il s’agit de trancher. Elle n’est pas constituée de relations privées mais publiques. Pourquoi chercher à résoudre des conflits dans une communauté à laquelle on ne se sent pas appartenir ? Pour toute une partie de la population, la République est un signifiant vide, un mot d’ordre brandi à toute occasion par des personnes que l’on n’écoute plus. Comme si en ânnonant un mot, on faisait exister la chose. Une partie importante de l’abstention chez les jeunes et dans les catégories populaires ne marquent pas un rejet mais un désintérêt. On n’est pas du même monde. C’est le système ! Pourquoi demander à une poule de voter pour le roi des renards ?

Alors la question se déplace : comment crée-t-on un sentiment d’appartenance à une même communauté politique ? A quel monde commun s’identifier ? Comment dépasser les logiques rassurante du microquartier, essentialisante du clan, illusoire de la plateforme numérique ? Cela ne peut pas venir que des institutions elles-mêmes. Elles ne sont que l’instrument qu’une communauté se donne à elle-même.

L’extrême-droite répond à la question des frontières du groupe par une histoire fantasmée. Leur nous est étroit, plein de morgue et de rancœur, sali par le ressentiment. A l’époque de sa puissance, les partis communistes et trotskystes répondaient également à cette question par l’affirmation du prolétariat face à la bourgeoisie. On peut appartenir à un sous-groupe en lutte au sein d’une communauté plus large. Le vote devient un mode de défense où les ennemis se transforment en adversaires. La démocratie comme civilisation des conflits. Les institutions comme modalités d’organisation de cette vie commune.

Pour que des jeunes et des personnes issues des catégories populaires se sentent appartenir à ce monde commun, on a besoin de bien des choses – des espaces pour se réunir, des personnes pour se mobiliser et l’animer, des moyens financiers, une stratégie commune, des organisations qui passent plus de temps à se concerter qu’à se combattre… – mais on a surtout besoin d’histoires.

L’un des défis consiste à redessiner les contours de collectifs en capacité de peser sur la destinée du pays. Cette classe pour soi2 ne peut exister sans une histoire commune. Seules les histoires rassemblent et font exister les communautés. Des histoires dont l’hospitalité, la peur et la mort ne sont pas oubliées. Voilà qui nous sommes et ce que nous pouvons faire de ce monde.

Trop souvent le combat politique se focalise sur des programmes plutôt que sur des histoires, sur les baguettes magiques plutôt que sur les magiciens. Dans un texte magnifique, Walter Benjamin évoquait la disparition des contes et de notre faculté à échanger des expériences3. Les gens sont revenus muets de la Première Guerre Mondiale comme mon arrière-grand-père poilu qui n’a jamais parlé de Verdun à sa fille unique. L’art du conte n’a pas besoin d’explication. Il n’a pas besoin de causes.

Nous avons besoin d’histoires pour rassembler celles et ceux qui subissent des dominations multiples et cumulées – discriminés à cause d’une appartenance supposée ou d’une race fantasmée ; enfermés dans un genre qui n’offre des droits et de la reconnaissance que lorsque l’on se tait ; pollués, détruits, rasés à blancs transformés en ressources faute de diplomatie nouvelle avec les forêts et les animaux. Une histoire qui évite de se déchirer face à ceux qui défendent un mérite plus ouvert, une compétitivité plus inclusive, une égalité des chances teintée de diversité au sein d’un château de violences. Une histoire qui parle à celles qui crèvent en silence face à l’horizon d’une société aveugle à ses inégalités avec défiscalisation des dons aux associations humanitaires. Une histoire qui parle à ceux qui galèrent à cultiver leur champ et à survivre aux ménages hors des autoroutes de la modernité face à ceux qui sont venus s’installer pour se rapprocher de la nature avec livraison à domicile du dernier smartphone commandé sur les internet.

Sans ces histoires-là, il n’y aura pas de communauté politique, pas de monde commun. Il faut un nom à cette classe sociale et écologique pour la rendre consciente d’elle-même. Je ne m’y risquerai pas. Mais c’est le défi à relever avec l’ensemble des forces vives, conscientes et prêts à tracer un chemin vers la justice par des luttes sociales, des imaginaires poétiques et des victoires électorales. Alors, sans doute, l’abstention pourra baisser à nouveau. Car le vote sera redevenu un acte d’affirmation positif et non un réflexe, un devoir, un privilège, une déception ou un pis-aller.

Pour reprendre les mots mêmes d’Albert Camus4, l’abstention a toujours été possible dans l’histoire. Celui qui n’approuvait pas, il pouvait souvent se taire, ou parler d’autre chose. Aujourd’hui, tout est changé, le silence même prend un sens redoutable. Nous sommes embarqués dans la galère de notre temps. Et cette galère sent le hareng. Nous devons ramer à notre tour car ce monde a besoin de nous pour trouver les courants favorables dans la tempête, ceux qui nous ramèneront sur la rive en paix et en vie.

1 La subordination du Parlement au Gouvernement par la maîtrise de l’ordre du jour, le 49-3, le vote bloqué ou le mode de scrutin, la censure préfectorale sur les expérimentations souhaitées par les collectivités locales, l’impossibilité de faire participer les citoyennes et citoyens aux décisions publiques dans le Code général des collectivités territoriales sont autant de freins à une démocratie vivante et inclusive. On se souviendra également de l’inscription de la réforme des retraites d’un Conseil des ministres exceptionnel en pleine pandémie en février 2020.

2 L’opposition marxiste entre classe-en-soi et classe-pour-soi distingue la première par des conditions objectives dans les rapports entre capital et travail de la seconde par des facteurs subjectifs permettant l’identification à un groupe commun qui défend ses droits. Cette distinction a été formulée par des exégètes marxistes à partir d’un paragraphe de Misère de la philosophie de Karl Marx

3 Benjamin ajoute Jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par la bataille de matériel, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Le cours de l’expérience qui se transmet de bouche en bouche a chuté. Le récit a été éliminé du domaine de la parole vivante par l’évolution historique des forces productives. Mais heureusement une beauté nouvelle apparaissait en même temps dans ce qui disparaissait. Walter Benjamin, « Le conteur », trad. fr. M. de Gandillac, Gallimard, 2000

4 Albert Camus, L’artiste et son temps, prononcée le 14 décembre 1957 à Uppsala