A l’est des rêves, Nastassja Martin
A l’est des rêves, Nastassja Martin

A l’est des rêves, Nastassja Martin

Après l’indispensable Croire aux fauves, Nastassja Martin revient à une forme plus classique d’anthropologie bien que son écriture soit toujours aussi fluide et sensible. Elle raconte sa vie avec les Even du Kamtchatka notamment quelques familles parties vivre en forêt après la chute de l’Union soviétique. On retrouve Daria et Ivan dont l’animisme émerge des ruines d’un effondrement. Ce livre touche juste quand Nastassja Martin évite la folklorisation d’une communauté. Elle embrasse plus large, tourne son regard vers l’argent – le trafic de zibeline, vers l’exploitation des mines de nickel – métal inoxydable de notre temps, vers les forces militaires qui occupent la péninsule russe. Le fantasme de la pureté, de peuples qui ont renoué avec les rêves et les animaux, avec la forêt et les âmes laisse de la place aux contradictions et aux paradoxes. Le cosmologique n’efface pas le politique. Nous cherchons avec elle à tâtons dans des mondes impurs et troubles.

Nastassja explore les espaces liminaires, marqués par l’instabilité et non des formes pures et globalisantes qu’on qualifie rapidement de capitalistes, coloniales ou animistes. Cette attention à décrire des collectifs minoritaires qui vivent et créent « à l’endroit de la rencontre entre des mondes qui divergent malgré leur échelle a priori incommensurable » [p.75] est le cœur de l’ouvrage. C’est aussi ce qui m’a le plus intéressé. Comment concilie-je mon attention aux mésanges du matin et aux messages de mon téléphone avec le monde de destructions qu’il induit ? Quelle importance accorder à mes rêves alors que nos conversations sont surtout habitées par nos engagements professionnels et politiques ? Ces questions me sont communes avec les Even et avec Nastassja Martin.

Elles reçoivent pour réponse l’ambivalence et l’incomplétude. Par exemple à travers quelques histoires collectées par l’autrice et présentées dans le chapitre Tricksters, des histoires de duperies dont le héros – le Corbeau – s’acharne à déjouer les prédictions et nous laisser sur notre faim. Daria raconte aussi l’histoire où un homme n’avait rien à manger et qui était parti pêcher. Oulitchan, le renard en even, le voit passer avec son traîneau plein de beaux saumons. Il se lamente, dit qu’il a mal aux jambes et le supplie de le prendre sur son traîneau. L’homme crédule accepte. Oulitchan monte au milieu du poissons et dit qu’il va un peu plus loin. L’homme tire le traîneau. Et à chaque fois qu’il veut s’arrêter pour se reposer, Oulitchan lui demande d’aller juste un peu plus loin. Jusqu’au moment où il s’arrête. Oulitchan se saisit de la petite hache et propose d’aller chercher du bois pour aider à prépare le déjeuner. Puis ne revient plus laissant l’homme sans poisson et sans feu. Daria raconte aussi la variante russe où l’homme tue le renard. « Comme l’homme qui tire le traîneau ne regarde pas ce qui se passe derrière, à la fin il n’y a plus rien » [p.122] ajoute-t-elle.

Ayant si souvent raconté l’histoire de la soupe au caillou, je vois dans cette histoire une métaphore assez précise de notre mode de vie qui laisse Oulitchan dévorer le vivant et ce qui pourrait calmer notre faim. Donnez le nom que vous voulez à Oulitchan ! Au final, ce qu’il nous faudrait c’est éviter de le prendre sur notre traîneau ou bien s’arrêter et partager un peu de ce qui nous nourrit plutôt que de marcher sans raisons. Pourquoi n’y arrivons-nous pas ? Comment sommes-nous pris dans des rets d’un filet invisible qui nous tient et nous emmène ? Ce qui intéresse Nastassja Martin n’est d’ailleurs pas cette métaphore possible mais la logique même propre à la « pensée sauvage » [Lévi-Strauss cité p.126-127] : qui déstabilise l’ordre établi ? Comment se déstabilise un ordre établi ? Est-ce qu’il s’agit de faire expier le trickster ou de le comprendre, de s’en inspirer et de gagner le rêve comme une part du réel ?

Le rapport au rêve de Daria est inspirant. Elle distinguer les rêves où l’on tourne à l’intérieur de soi – et que l’on interprète comme tels – et les rêves où l’on part plus loin, hors de son monde. Avec ceux-ci, on a l’occasion de rencontrer d’autres êtres. Ce qui lui permet par exemple un matin d’aller à la rencontre des truites arc-en-ciel aperçues en rêve [p.150]. La distinction entre réalité et rêve propre à notre modernité où le premier est plus vrai que le second participe à notre incompréhension d’autres mondes. Le pouvoir soviétique qui a cherché à « convertir les autochtones à un mode de relation gestionnaire aux êtres qui peuplent leur milieu » [p.169] n’était pas en cela très différent de notre modernité européenne où l’on ne voyage pas avec les rêves et les animaux. Pour Nastassja Martin, ce dialogue interrompu, cette invisibilisation n’est pas irréversible. Nous pouvons retrouver les égards perdus rejoignant les réflexions de Baptiste Morizot.

Dans le chapitre Tempête, l’autrice cherche à provincialiser les récits du changement climatique. Comment sortir du dualisme moderne adossé soit à à l’effondrement, soit au progressisme technologique [p.214] ? Si on a dépassé l’unité d’une nature qui s’oppose à l’humain, si on imagine d’autres manières de vivre avec « les jaguars, les ours, les loups, les oiseaux, les rennes, les plantes » partenaires de rituels ou de rêve, qu’en est-il des éléments comme l’air, l’eau ou le feu ? Dans notre ontologie, ces éléments sont inanimés. Nastassja Martin interroge cette nouvelle frontière que constitue la défense des vivants, catégorie bien utile pour défendre les humains comme les éléphants, la société comme les forêts. Cette césure entre le vivant et le non-vivant, entre l’animé et l’inanimé vient de l’Antiquité et se retrouve dans la constitution même de la biologie au XVIIIe siècle [p.224]. L’organisme vivant se développerait dans un milieu abiotique (physique, chimique, géologique) proprement « sans vie ». Cette distinction s’est flouée quand on a découvert que les milieux sont en partie construits par et pour les êtres vivants et en sont des extensions [p.225]. Cela permet alors à Nastassja Martin d’adresser les éléments chez les Even. Par exemple, pour eux, le feu peut être désigné pour lui-même (toré), comme le feu du foyer (oulekit) ou comme les braises qui se tiennent debout et sont signifiantes (torélakakan). A chaque repas, une cuillère est donnée au feu avec une formule pour qu’il se retienne, pour qu’il ne perde pas le contrôle de lui-même. Le feu est le principe vital au centre de la yourte, en amont et en aval de la vie. Les Even maintiennent la communication avec lui. Cela déstabilise nos imaginaires. Comme la rivière ou l’atmosphère, le feu n’est pas une personne mais traverse les choses et les vivants, distribuée de manière discontinue. La puissance d’agir est à la fois intérieure et extérieure [p.249]

Cela peut sembler lointain et déranger nos conceptions rationalisées. Cela peut aussi ouvrir l’espace à d’autres formes de relations avec notre milieu dominé par la réification et l’extractivisme. Deux petites pages traitent en conclusion du nickel et de son exploitation [p.266-267]. Comme il est inoxydable, il est utilisé partout autour de nous sans qu’on le voit. Et pourtant, il est extrait de la terre : 30 kilos par tonne de roche excavée. Puis on le broie et on lixivie avec de l’acide sulfurique ou chlorhydrique qui se déverse partout, rejeté hors de la mine et polluant les sols, empoisonnant les vivants. Comme alerte Aurore Stephant, les mines s’épuisent et les métaux deviennent rares. Nous sommes en train de détruire notre monde. Comment nouer d’autres relations avec les roches alors que nous ne voyons même plus la valeur dans ce qui est ?

En conclusion, je laisse la parole à l’autrice qui évoque l’entre-deux : « Survivre dans un monde incertain, c’est décider de cesser de s’arc-bouter sur les formes, sans pour autant y renoncer, car cela s’appellerait le chaos ou la mort ; c’est oeuvrer vers l’expérience d’une méta-forme, à même de rouvrir les corps comme les pensées. Daria m’a souvent répété cette phrase lorsqu’elle évoquait les animaux qui nous entouraient ou le temps qu’il faisait : nous les humains, sommes entre les deux, comme des ponts. Honorer notre humanité en ce sens, c’est se placer à cet endroit précis, au point de jonction entre ciel et terre, entre animaux et flux, en conscience des intentions, du regard et des mots posés dans le monde » [p.378] Cet état d’entre-deux, loin des certitudes, me paraît être le plus prometteur pour se placer dans les bouleversements, les ravages et les promesses du monde dans lequel nous habitons.

Nastassja MARTIN, A l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, septembre 2022, 250p