#13 Sur le sentiment océanique
#13 Sur le sentiment océanique

#13 Sur le sentiment océanique

Hier, mon cœur grondait. Je me cognais au réel, aux enfants qui lambinaient, à un désir flou, insaisissable sans savoir où me placer. J’attendais des messages qui ne venaient pas. Je tournais en rond, me mettant à une tâche et la quittant dans l’instant. Rien n’y faisait. « Quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre » a professé Herman Melville.

La veille, on se promenait avec un ami le long des flots du Furon. La forêt était pailletée d’ocres et de carmins devisant sur le monde et sur nos vies. La mélodie ininterrompue de la rivière portait nos échanges. Et pourtant, malgré la douceur du moment, j’ai rêvé un instant de respirer l’air du grand large, de la Bretagne, des îles.

Je pense à ceux qui sont privés de la mer à cause du reconfinement. Comment se couper du « sentiment océanique1 » ? L’expression est de Romain Rolland, écrivain oublié qui fut pourtant prix Nobel de littérature et ami de Gandhi. Dans une lettre à Sigmund Freud le 5 décembre 1927, il désigne la sensation de ne faire qu’un avec l’univers, un « libre jaillissement vital2 ».

L’écrivain imagine que le sentiment océanique fonde le sentiment religieux « capté, canalisé et desséché par les Eglises ». Freud3 considère cette sensation comme « aussi étrangère que la musique » et l’interprète comme une détresse infantile et un désir du père. Romain Rolland lui répond avec finesse « je crois plutôt que vous vous en méfiez pour l’intégrité de la raison critique dont vous maniez l’instrument ».

Je retrouve dans ce dialogue une controverse intérieure entre le désir d’abandon et l’envie de maîtrise intellectuelle, entre la traque des épiphanies et un cœur en hiver. Quand la tension s’apaise émerge une joie simple et intense, consciente d’elle-même et de ce qui se passe. Les roches sculptées par le temps. Des paroles évaporées. La sensation de l’eau glacée quand on cherche à traverser le torrent. L’odeur de l’humus. Une amitié naissante.

1Feuillet inspiré par la lecture de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer: guérir du ressentiment, Gallimard, coll.« NRF », 2020, 324p et par les méditations de Romain Gary face à l’océan dans La promesse de l’aube. Gallimard, 1973, 456p : « Parfois, je lève la tête et regarde mon frère l’Océan avec amitié : il feint l’infini, mais je sais que lui aussi se heurte partout à ses limites, et voilà pourquoi, sans doute, tout ce tumulte, tout ce fracas. »

2Romain Rolland écrit « Votre analyse des religions est juste mais j’aurais aimé vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané, ou plus exactement de la « sensation » religieuse qui est toute différente des religions proprement dites […] le fait simple et direct de la « sensation de l’Eternel »( qui peut très bien n’ être pas éternel mais simplement sans bornes perceptibles et comme océanique). […] Je suis moi-même familier avec cette sensation. Tout au long de ma vie, elle ne m’a jamais manqué. »

3 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1929. L’ouvrage est d’ailleurs dédié à Romain Rolland