Les mains de l’État
Les mains de l’État

Les mains de l’État

J’ai proposé cette tribune au Monde début mars dont les pages Opinions n’ont pas jugé prioritaire de le publier. Je le fais donc ici en espérant que s’engage une discussion sur cette question importante pour notre avenir.

Comment l’État peut-il être à la hauteur du dépassement des limites planétaires ? Dans une analyse publiée le 23 février, Nabil Wakim journaliste au Monde et à l’origine du formidable podcast « La chaleur humaine », propose de créer « un service public de l’urgence climatique » composé d’un « guichet unique » des aides pour la transition et d’un « lieu d’accompagnement et de formation des emplois verts ».

Cette idée a le mérite de proposer une voie alternative aux turpitudes d’un Gouvernement bavard mais inconséquent. Un an après l’élection présidentielle, malgré un été caniculaire et un hiver de sécheresse, on ne voit toujours pas le moindre signe du soi-disant « quinquennat écologique ». Les injonctions indiscriminées à la sobriété des ménages et les incitations financières sans contraintes pour les entreprises sont de la poudre de perlimpinpin. Ni l’attente de technologies miraculeuses, ni la multiplication des incitations aux entreprises ne peuvent faire bifurquer l’économie française. Alors, après quarante années de néolibéralisme, pourquoi ne pas reprendre l’édification d’une administration compétente en contact direct avec la population ?

Si on s’accorde avec Nabil Wakim sur la responsabilité de la puissance publique « d’exécuter la transition », sa proposition d’un guichet unique a tout d’une chimère. Le bilan des Maisons France Service devrait nous immuniser contre de telles tentations. Leur développement a accompagné le démantèlement des services publics de proximité. Le service public de l’urgence climatique pourrait bien être le baume anesthésiant la douleur des amputations en cours. L’État rationalisé est un État sans capacité.

Pierre Bourdieu a critiqué un jour « un État dont la main droite ne veut pas savoir ce que fait la main gauche ». Pour bâtir un État écologique, une seule main pure ne suffira pas. Nous avons besoin de toutes les mains calleuses et noueuses qui soient.

Nous avons besoin d’un État aux mains vertes à Matignon comme dans les sous-préfectures, sur nos feuilles d’impôt comme dans les cours d’école. Nous avons besoin des mains d’agences de la transition – Météo France, ONF, ADEME, CEREMA, parcs nationaux, agences de l’eau, IGN – alors que les Gouvernement d’Edouard Philippe et de Jean Castex leur ont supprimé plus de 3000 postes.

Nous avons besoin d’une recherche indépendante et de qualité. Les sciences sont indispensables à la transition alors que le CNRS et de l’université sont ravagés par la mise en concurrence et des restrictions austéritaires.

Nous avons besoin de la solidarité nationale. Le seul exemple de l’assurance chômage devrait être parlant. Elle est peu à peu démantelée alors qu’elle devrait accompagner la transformation de la structure des emplois et mobiliser vers de nouvelles formations.

Nous avons besoin du pouvoir judiciaire. Comment faire respecter les lois qui protègent l’environnement quand la France n’a que 11 juges pour 100 000 habitants, deux fois moins que la moyenne européenne ? Le même raisonnement s’applique aux inspections du travail, des impôts, de l’action sociale et de la police. Le contrôle et la sanction effective sont des conditions de la confiance et de l’action. Le sentiment de vivre au sein d’une même communauté politique dont les lois sont les mêmes pour toutes et tous est indispensable pour accepter les contraintes engendrées par la bifurcation.

Nous avons besoin du Ministère de l’Oekonomie. Le Trésor Public devrait protéger nos biens communs et ne pas se limiter aux équilibres marchands. Pourquoi ne pas lui demander de préparer chaque année une Loi Carbone à présenter au Parlement à l’instar des lois de finances ?

Cette multiplicité de l’État est importante car le dérèglement climatique n’est pas notre seul problème. Nous devons agir face à la sixième extinction de masse, aux pénuries d’eau douce, de métal et sans doute de phosphore, face aux pollutions chimiques. Ces enjeux sont complexes, imbriqués et supposent une pluralité de savoirs et de légitimités. Les dilemmes sont nombreux et ne pourront pas être tranchés par une administration unique.

L’État ne peut pas tout. Il a besoin de médias indépendants, d’organisations de la société civile libres et de collectivités locales autonomes. Il doit préserver la pluralité nécessaire à une société démocratique et se donner les instruments pour le faire. Nabil Wakim cite la garantie d’emplois verts qui est effectivement une idée féconde. On pourrait ajouter la négociation de « contrats de justice écologique » pour tenir compte des singularités des territoires et des inégalités sociales et environnementales. Mais nous devons d’abord avoir une ambition : réhabiliter l’État. A une condition : le rendre écologique de haut en bas.