Quelques poèmes aimés et traduits de la mystérieuse poétesse d’Amherst [respectivement n°1190 / 1233 / 1263]:
The Sun and Fog contested The Government of Day — The Sun took down his Yellow Whip And drove the Fog away —
Soleil et Brouillard se disputaient Le Gouvernement des Heures — Soleil sortit son Fouet Doré Et chassa Brouillard ailleurs —
Had I not seen the Sun I could have borne the shade But Light a newer Wilderness My Wilderness has made –
Si je n’avais pas vu le Soleil J’aurais pu porter l’ombre Mais la Lumière rend plus Sauvage Cette Sauvagerie qui m’encombre
Tell all the truth but tell it slant — Success in Circuit lies Too bright for our infirm Delight The Truth’s superb surprise As Lightning to the Children eased With explanation kind The Truth must dazzle gradually Or every man be blind —
Dis toute la vérité mais dis-la oblique — Le Succès s’obtient par Détours Trop de beauté éblouit notre Plaisir mutilé Sublime surprise de la Vérité Comme l’Éclair pour l’Enfant Adouci, expliqué La Vérité doit resplendir progressivement Sous peine d’aveugler —
J’ai proposé cette tribune au Monde début mars dont les pages Opinions n’ont pas jugé prioritaire de le publier. Je le fais donc ici en espérant que s’engage une discussion sur cette question importante pour notre avenir.
Comment l’État peut-il être à la hauteur du dépassement des limites planétaires ? Dans une analyse publiée le 23 février, Nabil Wakim journaliste au Monde et à l’origine du formidable podcast « La chaleur humaine », propose de créer « un service public de l’urgence climatique » composé d’un « guichet unique » des aides pour la transition et d’un « lieu d’accompagnement et de formation des emplois verts ».
Cette idée a le mérite de proposer une voie alternative aux turpitudes d’un Gouvernement bavard mais inconséquent. Un an après l’élection présidentielle, malgré un été caniculaire et un hiver de sécheresse, on ne voit toujours pas le moindre signe du soi-disant « quinquennat écologique ». Les injonctions indiscriminées à la sobriété des ménages et les incitations financières sans contraintes pour les entreprises sont de la poudre de perlimpinpin. Ni l’attente de technologies miraculeuses, ni la multiplication des incitations aux entreprises ne peuvent faire bifurquer l’économie française. Alors, après quarante années de néolibéralisme, pourquoi ne pas reprendre l’édification d’une administration compétente en contact direct avec la population ?
Si on s’accorde avec Nabil Wakim sur la responsabilité de la puissance publique « d’exécuter la transition », sa proposition d’un guichet unique a tout d’une chimère. Le bilan des Maisons France Service devrait nous immuniser contre de telles tentations. Leur développement a accompagné le démantèlement des services publics de proximité. Le service public de l’urgence climatique pourrait bien être le baume anesthésiant la douleur des amputations en cours. L’État rationalisé est un État sans capacité.
Pierre Bourdieu a critiqué un jour « un État dont la main droite ne veut pas savoir ce que fait la main gauche ». Pour bâtir un État écologique, une seule main pure ne suffira pas. Nous avons besoin de toutes les mains calleuses et noueuses qui soient.
Nous avons besoin d’un État aux mains vertes à Matignon comme dans les sous-préfectures, sur nos feuilles d’impôt comme dans les cours d’école. Nous avons besoin des mains d’agences de la transition – Météo France, ONF, ADEME, CEREMA, parcs nationaux, agences de l’eau, IGN – alors que les Gouvernement d’Edouard Philippe et de Jean Castex leur ont supprimé plus de 3000 postes.
Nous avons besoin d’une recherche indépendante et de qualité. Les sciences sont indispensables à la transition alors que le CNRS et de l’université sont ravagés par la mise en concurrence et des restrictions austéritaires.
Nous avons besoin de la solidarité nationale. Le seul exemple de l’assurance chômage devrait être parlant. Elle est peu à peu démantelée alors qu’elle devrait accompagner la transformation de la structure des emplois et mobiliser vers de nouvelles formations.
Nous avons besoin du pouvoir judiciaire. Comment faire respecter les lois qui protègent l’environnement quand la France n’a que 11 juges pour 100 000 habitants, deux fois moins que la moyenne européenne ? Le même raisonnement s’applique aux inspections du travail, des impôts, de l’action sociale et de la police. Le contrôle et la sanction effective sont des conditions de la confiance et de l’action. Le sentiment de vivre au sein d’une même communauté politique dont les lois sont les mêmes pour toutes et tous est indispensable pour accepter les contraintes engendrées par la bifurcation.
Nous avons besoin du Ministère de l’Oekonomie. Le Trésor Public devrait protéger nos biens communs et ne pas se limiter aux équilibres marchands. Pourquoi ne pas lui demander de préparer chaque année une Loi Carbone à présenter au Parlement à l’instar des lois de finances ?
Cette multiplicité de l’État est importante car le dérèglement climatique n’est pas notre seul problème. Nous devons agir face à la sixième extinction de masse, aux pénuries d’eau douce, de métal et sans doute de phosphore, face aux pollutions chimiques. Ces enjeux sont complexes, imbriqués et supposent une pluralité de savoirs et de légitimités. Les dilemmes sont nombreux et ne pourront pas être tranchés par une administration unique.
L’État ne peut pas tout. Il a besoin de médias indépendants, d’organisations de la société civile libres et de collectivités locales autonomes. Il doit préserver la pluralité nécessaire à une société démocratique et se donner les instruments pour le faire. Nabil Wakim cite la garantie d’emplois verts qui est effectivement une idée féconde. On pourrait ajouter la négociation de « contrats de justice écologique » pour tenir compte des singularités des territoires et des inégalités sociales et environnementales. Mais nous devons d’abord avoir une ambition : réhabiliter l’État. A une condition : le rendre écologique de haut en bas.
Ceci n’est pas une note de lecture mais un écho personnel à la lecture du livre de Justine Augier Croire. Sur les pouvoirs de la littérature. Ce récit est pudique, amplifié par les ondes de la maladie et des souvenirs. J’invite à le lire car il nous ramène à nos oublis.
Ce récit commence par nous rappeler à nos propres lectures, aux découvertes conseillées et impromptues. Comme celle de Christian Bobin qui vient de nous quitter. J’avais peut-être quinze ans. Maman avait acheté Le Très-Bas qui raconte la vie de François d’Assise dont elle m’avait offert le prénom à la naissance. Mais je n’avais pas accroché. Je n’y comprenais rien. C’est que j’aimais la logique. Mais avec Le huitième jour de la semaine, sa prose poétique m’a emmené dans des territoires inconnus. J’étais à la fois emporté et perdu, subjugué, étourdi par le rouleau de la littérature et laissé haletant sur la grève, vidé et grimaçant, essoré et grandi.
C’est l’histoire d’un deuil et d’une réconciliation tissés de silences. Les silences d’une mère pourtant portée par un élan, une confiance en la possibilité du changement de deux ou trois choses infimes ou immenses (p.38-39). Les silences décrits par Marcel Proust ou Nathalie Sarraute (p.108). Les silences de la lecture qui fait surgir au lieu d’éloigner, ces souvenirs qui remontent à la surface dans ce récit arraché au silence comme un sillon étroit sur lequel tenir et avancer, ne jamais cesser d’avancer (p.35). Les silences pesants et les silences soulagés.
C’est que nous subissons une malédiction auquel Justine Augier rnous invite à faire face. Celle du je sais qui tu es, d’identités figées, fantasmées, sculptées dans le marbre de nos fantasmes. Elle évite la facilité de renvoyer la responsabilité à quelques uns. Etre la fille d’une femme engagée en politique, c’est se retrouver à subir un préjugé assez particulier mais qui ressemble à tous les autres : je sais qui tu es. A en avoir peur. Alors, pour se sentir libre, on cherche à fuir, à s’éloigner, à se braquer. On quitte son pays. On refuse et on érige l’autre dans sa différence. Je n’avais sans doute pas fait attention au lien entre mon départ en Inde à 18 ans et la fuite du charisme parental ? Ah ! Tu es le fils de M. et M. ? Dans cette petite ville de province, je me heurtais à ce mur. Je ne le refusais pas mais était assigné à cette condition. Enfouissant dans un abîme ce que je suis et ce que je pouvait être. Bâtissant un « fort »intérieur autour de désirs inassumés.
Je me cogne encore aujourd’hui et autrement au mur du je sais qui tu es. Homme cisgenre, blanc et hétérosexuel, ayant étudié à Sciences Po Grenoble. Et pourtant, qui sais qui je suis, ce que je porte et ce que je vis, ce que je dis et ce que je tais ? Quelle identité m’est assignée ? Mais comment s’en défaire sans nier les rapports de domination qui nous habitent et nous abîment ? La tentation est grande de se sentir à part, déjà libre, comme s’il n’y avait pas de structures abrutissantes et étriquées étouffant nos corps et nos actes. Comment tenir ces deux bouts du mat qui s’étend entre nos vies singulières et nos vécus inégalitaires ?
Face à ce qui sait sans écouter, face aux identités bombardées, face à la violence qui torture en Syrie et dans le Donbass, face au mal, que faire ? Justine Augier répond par une espèce de miracle. Par les lumières de Razan, de Yassin, de Marielle. Quand des êtres singuliers font irruption dans le monde, le lendemain n’est plus comme la veille. C’est dans cette « cour des miracles des révolutions, des démocraties et des intelligences vaincues » [Victor Serge], dans cet espace de littérature où les mots ont un sens et le politique une grandeur qu’on a envie d’habiter. Et nulle part ailleurs.
Janvier est un passage et l’occasion de vous partager les derniers mois de mes chemins de traverse. 2022 fût l’apprentissage d’une vie en dehors d’AequitaZ. Voir grandir cette association est un plaisir renouvelé et je me sens plein de gratitudes pour celles et ceux qui en prolongent l’aventure.
Au printemps dernier, j’ai préparé une candidature aux élections législatives sous les couleurs d’une écologie populaire. Elle s’est interrompue à la faveur de l’accord d’union entre la gauche et les écologistes. Je me suis alors consacré à réaliser quelques missions professionnelles avec un fil conducteur : la justice sociale et environnementale. J’ai cherché de nouvelles manières de se parler, de décider, d’agir aux côtés de la 27e Région, de l’Atelier Paysan ou du Pocket Théâtre.
A l’automne, j’ai eu le bonheur d’animer un séminaire sur ce thème dans le cadre du Master Transition de l’IEP de Grenoble. Un autre blog raconte ces cours, les questions ouvertes et les pistes explorées. Les conséquences de la guerre en Ukraine, des politiques néolibérales et du réchauffement climatique sont visibles dans nos quotidiens. Ni l’été caniculaire, ni l’augmentation des prix, ni le recul de nos droits sociaux ne devraient nous résigner. Nous partageons la responsabilité de nos biens communs. Nous devons tisser la solidarité des ébranlés (Jan Patočka).
Pour 2023, les chemins sont ouverts pour me déployer à travers de nouvelles missions ou au sein d’une équipe. J’ai décidé également de proposer une fois par mois un séminaire en ligne pour penser la « justice des mondes vivants » [inscriptions sur ce formulaire]. Et j’espère conserver la poésie comme refuge pour les interstices de mes jours.
Janvier est un passage, l’occasion de reprendre contact et de vous souhaiter le meilleur pour cette année 2023. Qu’elle vous offre du courage au milieu des ruines, de la sensibilité à l’essentiel, des buissons de libertés et quelques moments de grâce et de lumière.
Si j’avais l’étoffe brodée du ciel, Tissée d’or, d’argent et de lumière, L’étoffe sombre et pâle et bleu ciel, De nuit, de pénombre et de lumière J’étendrais cette étoffe sous tes pas : Mais, pauvre de moi qui n’ai que mes rêves ; J’ai étendu ces rêves sous tes pas ; Marche avec douceur car tu marches sur mes rêves.
Le poème initial de Yeats paru en 1899 :
Had I the heavens’ embroidered cloths, Enwrought with golden and silver light, The blue and the dim and the dark cloths Of night and light and the half-light, I would spread the cloths under your feet : But I, being poor, have only my dreams; I have spread my dreams under your feet; Tread softly because you tread on my dreams.
Yves Bonnefoy a traduit ce poème en délaissant les mots clôturant les vers du huitain (cloths, light, feet, dreams) qui alternent comme des pas. Il a privilégié le contenu poétique se permettant, privilège de poète, d’ajouter des idées comme du secret, du temps ou de l’amour.
Si je pouvais t’offrir le bleu secret du ciel, Brodé de lumière d’or et de reflets d’argent, Le mystérieux secret, le secret éternel, De la vie et du jour, de la nuit et du temps, Avec tout mon amour je le mettrais à tes pieds. Mais moi qui suis pauvre et n’ai que mes rêves, Sous tes pas je les ai déroulés. Marche doucement car tu marches sur mes rêves.
Lors d’une table ronde visant à Déconstruire les rapports de domination du Forum pour le bien vivre, j’ai eu l’occasion d’intervenir dix minutes. Voici quelques bribes à demi-effacées reflétant l’état de ma réflexion de jour de juin 2022. Les idées entre [crochets] ont été ajoutées en le rédigeant après-coup.
Au préalable et en réaction à la présentation de l’atelier, j’ai évoqué ma réserve à distinguer les humains et la nature, le social et l’environnemental. C’est le problème de la modernité. Le social n’existe pas sans le végétal ou le minéral. L’environnement se présente comme un décor extérieur ce qui est illusoire. Personnellement, j’essaye de réfléchir à la manière de prendre soin de nos mondes intégrant des animaux humains et non humains, des objets et des forêts, de l’air et de l’argent…. [J’ai évoqué ailleurs comment notre conception de la justice en avait été modifiée]
Au sujet des dominations, trois problèmes me hantent : la confusion, la division, l’humiliation. Une confusion est entretenue autour de l’existence même des dominations. Il est facile d’évoquer un cas particulier pour discréditer un rapport social. Un homme tué par sa femme ne peut masquer les féminicides. Un investissement de quelques millions dans les énergies renouvelables ne peut effacer les milliards investis par Total dans des projets climaticides. Une prime temporaire et sélective de quelques euros ne peut faire oublier que des dizaines de milliers d’étudiant-es ne mangent plus à leur faim en France et n’ont pas de protection sociale.
Au-delà des déformations médiatiques, comment définir un état de domination ? Un article de Michel Foucault – L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté – m’a aidé à opérer cette distinction : d’un côté, ce qu’il appelle les rapports de pouvoirs et de l’autre les états de domination. Les rapports de pouvoirs sont des jeux entre des personnes libres. La liberté n’est pas stable. Elle n’empêche pas l’influence. Les couples qui cherchent à être égalitaires dans la répartition des tâches ménagères existent (si ! si!) mais cela n’est pas sans conflits, discussions, ajustements. Dans un état de domination, le champ est bloqué, immobilisé, fixé par un individu ou un groupe social qui empêche la réversibilité. Pour l’une des partie prenante, il n’y a pas de problème. La domination se joue dans la silenciation. Les tâches ménagères répétitives sont systématiquement attribuées à l’une des membres du couple sans discussion possible. On pourrait reprendre la même distinction avec les contrôles au faciès qui sont niés par la grande partie des forces de l’ordre, des responsables politiques et invisibilisés dans les médias. On a donc besoin de sortir de la confusion des cas particuliers et de nommer les dominations en tant que telles, de les afficher pour s’en libérer vraiment.
Deuxième problème : nos divisions. On a beau jeu d’opposer les dominations les unes aux autres. Certains niant l’importance des discriminations racistes. D’autres relativisant l’importance de la question féministe au regard du caractère vital de la question climatique. Certains aiment faire campagne en se moquant de celles et ceux qui mangent du tofu. Bref, on passe un temps dingue à se disputer sur l’ordre d’importance des dominations quand celles-ci se cumulent aisément et qu’on pourrait facilement se mettre d’accord sur ce qui nous rassemble. Bernard Arnault a émis 176 tonnes de CO2 le mois dernier uniquement avec son jet privé alors que la moitié de la population française émet 5 tonnes par an (avec un objectif de 2 tonnes par an)1. C’est l’un des hommes les plus riches du monde et sa richesses est fondée sur l’industrie du luxe qui accroît les inégalités partout sur la planète. Il ne contribue pas à sa mesure aux services publics et au partage des richesses et perpétue un modèle néocolonial à partir d’entreprises multinationales. Il incarne un pouvoir patriarcal comme d’ailleurs le virilisme d’un Elon Musk ou l’organisation autoritaire de Mark Zuckerberg.
[Pour avoir eu un pied dans des coalitions de la société civile et l’autre dans la sphère électorale, même si certains signes sont encourageants, je vous garantie qu’on a encore beaucoup à faire pour reconnaître nos terrains communs. Ces tensions s’expliquent en partie pour des raisons internes – on dirige plus facilement une organisation dont on flatte les identités singulières et en moquant ses concurrents – et externes – le traitement médiatique et les algorithmes des réseaux sociaux privilégient toujours l’altercation sur l’accord, la punchline sur le doute, le fugace sur le récit]
Un troisième problème me travaille : l’humiliation. Vous savez sans doute que de nombreuses personnes bénéficiant des prestations sociales peuvent dans le même temps lutter contre celles-ci en votant pour des partis qui veulent les supprimer ou en s’abstenant. Si on prend le RSA par exemple, beaucoup des personnes qui le perçoivent le critiquent sévèrement car c’est avant tout une expérience d’humiliation sociale. Les courriers d’information sont menaçants et il faut constamment se justifier ou être contrôlé sur ses déclarations ou ses comptes bancaires. Comme on a pu le montrer dans un rapport les sanctions financières liées au RSA ont des effets qui augmentent la pauvreté mais aussi le ressentiment. Celui-ci a des effets sur le sentiment d’appartenance à une même communauté politique. [Point d’attention : toutes les personnes qui perçoivent le RSA ne le vivent pas comme cela. Certaines ne le perçoivent que de manière très transitoire. D’autres s’en contentent faute de mieux dans une forme d’apathie politique. Mais je n’ai rencontré personne qui est heureux de vivre avec le RSA]
Comment combat-on cette violence sociale ? Il ne suffit pas de partager les richesses, il faut aussi développer des formes de considération politique dans et hors des services publics. [Nous devons nous considérer comme autre chose que des usagers. Nous avons à inventer la manière de nous reconnaître comme personnes et comme citoyen-nes.]
Cela dit, je m’oppose immédiatement un contre-argument : quand Emmanuel Macron affirme qu’il ne faut humilier Vladimir Poutine alors que celui-ci a envahi l’Ukraine, c’est un problème. On ne peut pas s’empêcher de réagir à une injustice sous prétexte que cela pourrait humilier tel ou tel. D’autant plus que l’humiliation peut être agitée par des personnes qui seraient les perdants dans un rééquilibrage des forces et dans un partage des richesses. Nous devons donc à la fois penser les effets politiques de nos manières d’agir sans pour autant nous abstenir d’agir pour la justice
Lors de la deuxième partie de la table ronde, on m’a demandé quelques pistes pour agir ? J’ai évoqué deux pistes. La première prolongeait l’exercice proposé en début de table ronde par Cecilia Carozzo. Elle a fait lever la salle et demandé de mettre sa main droite sous la main gauche de son voisin ou de sa voisine de droite. On avait toutes et tous la main gauche soutenue et ouverte sur le monde qui nous entoure et la main droite en soutient de la personne à nos côtés. Les yeux fermés, on a pu se mettre à l’écoute de cette solidarité sensible. Cela faisait éprouver l’importance de commencer par écouter nos corps. Bien des réunions, des collectifs, des actions menées se font dans l’oubli de nos ressentis. On parle de stratégie, d’organisation, de tactiques, de revendications mais cela a des conséquences : de l’épuisement militant et parfois de la violence. Comme si nos corps exprimaient quelque chose que l’on a du mal à écouter. Nous baignons dans des normes implicites qui nous épuisent : l’intensité, l’accélération, le numérique. Or, nous avons besoin de ressentir, de respirer, de marcher, de dormir. On peut apprendre par corps, par une balade en forêt, par un temps de reconnexion. On se doit de faire attention à la manière dont nos corps sont placés dans l’espace. [D’ailleurs la salle du forum avait elle-même ses propres contraintes dont nous ne parlions pas. Certaines intervenantes étaient en visio derrière nous. L’amphithéâtre empêchait de se sentir ensemble et je ressentais le face-à-face symbolique. Si on veut sortir de ces rapports de domination, nous avons besoin de trouver des lieux qui nous ressemblent, qui nous disposent et qui nous rassemblement.]
L’autre manière d’agir consiste à puiser inspiration et intelligence dans le vaste domaine poétique . Il y a dans les contes, les mythes et les poèmes bien des manières de s’inspirer et de nommer autrement le monde qui nous entoure. La justice écoute aux portes de la beauté. La poésie nous donne du courage et du sens pour avancer. Qui a vraiment envie de défendre des sigles, des logos, des dispositifs à la rationalité froide et faible ? En réponse à une question de la salle sur la rationalité faible transmise dans les écoles, j’ai eu le bonheur de citer quelques vers d’un poème d’Apollinaire :
O soleil, voici le temps de la raison ardente
Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Sans basculer du côté du déraisonnable et de l’irrationnel, nous avons besoin d’une raison qui nous donne envie d’agir ensemble et de ne pas oublier la justice, d’un souffle où puiser régulièrement.
J’ai terminé mon intervention en précisant que je cela ne m’empêchait de croire à l’existence de rapport de force. La poésie ne suffira pas seule à transformer des états de domination mais nous avons besoin de partager un désir, une solidarité, une joie que je trouve personnellement dans des histoires comme celles-ci : deux cousins se promenaient dans la forêt. Le premier chassait et avait atteint un cygne d’une flèche. Le second retrouva le cygne, lui enleva la flèche et le soigna. Sauf qu’arriva son cousin chasseur qui réclama le cygne. Comme il refusait de lui rendre, on décida d’aller voir le juge. Celui-ci écouta l’un et l’autre, des témoins puis décidé de confier le cygne à celui qui l’avait soigné car il faut toujours se mettre d’abord du côté de la vie et de ce qui la préserve. Sans doute pourrions-nous nous en inspirer pour bien-vivre.
1Information calculée par Alternatives économiques n°425 de juillet-août 2022
Un article publié dans la « Revue Projet » n°386 de février-mars 2022.
Au commencement, il y a la rencontre de Vivian Labrie. Chercheuse autonome au Québec et porte-parole du Collectif pour un Québec sans pauvreté entre 1998 et 2004, Vivian Labrie animait à l’époque des carrefours de savoirs où se croisaient savoirs savants et savoirs des gens sur des questions précises comme les finances publiques ou les besoins essentiels. Dans ses animations et ses réflexions, Vivian Labrie mêle des contes de tradition orale, des métaphores et des concepts issus des sciences sociales avec une écoute fine de personnes en situation de marges. Cette pratique nous a fasciné. Elle permettait de se donner du temps pour se dégager des revendications classiques et des catégories structurant les politiques publiques. On pouvait ainsi passer du Produit Intérieur Brut – trop brutal – au Produit Intérieur Doux pour considérer la richesse humaine et environnementale que cet agrégat comptable ne prenait pas en compte.
A la fondation d’AequitaZ, cette pratique fut l’une de nos sources d’inspiration. Nous avons repris certains contes comme la soupe au caillou ou l’oiseau de vérité. Ces histoires ont alimentées notre imaginaire et nous ont aidé à nommer le monde qui nous entoure, à nous positionner, à définir notre projet associatif, à enrichir notre pratique réflexive. Au fur et à mesure, nous avons rencontré d’autres textes et d’autres métaphores qui ont pris place : le forgeron de Rimbaud, les éléphants des Upanishads et de Romain Gary, les murs évoqués par Camus dans son discours de Suède, les oiseaux d’Emily Dickinson et les lucioles de Pier Paolo Pasolini…
Nous avons peuplé nos actions de ces rencontres. Tous les « parlements libres de jeunes » – des expériences de démocratie directe pour les 18-30 ans – commencent par un temps poétique. Les groupes « Boussole », rassemblant des chômeuses et des chômeurs, naviguent avec l’histoire du « Bateau qui va sur terre et sur mer ». Le collectif de défense des droits des personnes au RSA s’est donné comme nom « la Huppe », en référence à l’animal qui prêta son nom au « jeu de dupe » (originellement, le « jeu de la huppe ») sous prétexte que cet oiseau magnifique aurait l’air idiot.
Aimé Césaire a titré un de ses poèmes « La justice écoute aux portes de la beauté ». Nous nous y sommes attachés sans forcer. Un ancien grec nous a appris que le poétique « purgeait la crainte et la pitié » et « faisait advenir un sentiment commun d’humanité » (Aristote, Poétique). Ces mots nomment notre pratique où autrui n’est ni un danger, ni une victime, qu’il soit en haut ou en bas de l’échelle sociale, où la considération habite nos relations comme les histoires offertes par le temps.
La poésie face au politique
Comment s’articulent poétique et politique ? Commençons par nous défaire des idées reçues : citer des vers de René Char dans un discours est une pratique politique banale ; écrire de la poésie engagée, bonne ou mauvaise, reste un acte poétique ; lutter pour faire reconnaitre des femmes poètes est d’abord politique tandis que les poèmes de Sappho ou de Forough Farrokhzad sont d’abord poétiques… Le politique et le poétique sont des pratiques sociales dont le sens est donné en situation par les personnes qui les portent et les reçoivent. Un même acte peut avoir deux versants, collés mais opposés l’un à l’autre. Ce sont deux puissances : l’une tournée vers l’organisation de nos relations au sein d’une communauté, l’autre vers l’expression métaphorique d’une sensibilité.
A Aequitaz, le poétique n’est donc pas un contre-pouvoir, mais une puissance créatrice. Elle nous donne des repères, nous guide, mais n’est pas le voyage lui-même. Elle nous permet, en nommant précisément les choses, de penser nos liens différemment. Il en est ainsi des institutions qui se fondent sur des métaphores. Dans les politiques sociales, le mot « insertion »est désormais partout. Elle définit des plans départementaux, des comités, des entreprises, des délégations, des lois, des profils de postes. Mais l’insertion conçue comme passage vers une norme le plus souvent au sein du marché du travail a-t-elle encore un sens quand le précariat est si répandu ? Sait-on encore imaginer des politiques sociales sans ce mot ?
Peut-on imaginer que les personnes effectuent plutôt des traversées que des parcours d’insertion ? Dans les collectifs de chômeurs que nous animons, nous naviguons grâce à la métaphore maritime. Nous préservons aux équipages leur autonomie et leur choix de destination. Aux membres de décider où elles vont, quelle activité trouver, quelles obstacles elles rencontrent, si elles ont besoin d’avancer, de revenir à bon port ou de se reposer. Bien entendu, les institutions ont aussi leur mot à dire. Nous invitons le Conseil Département ou Pôle Emploi à discuter lors d’une «capitainerie » – un lieu de décision pour affréter les bateaux, discuter de leur approvisionnement, de leurs besoins, de leur sécurité. La capitainerie est plus précise qu’un « comité de pilotage » dont on ne sait pas toujours ce qu’il pilote. La zone de pouvoir n’est pas la même que sur le bateau lui-même où les membres des groupes Boussole restent maîtres à bord. Nos espaces politiques sont structurés par nos imaginaires poétiques.
Le poétique n’est pas un socle solide. Il ressemble à l’argile au fond d’une rivière. Si on va le chercher, l’eau s’obscurcit et on ne voit bientôt plus ses pieds. On perd nos repères. En ramassant l’argile, on peut sculpter un nouvel objet qui peut devenir rigide dans la durée. La boue en suspension se dépose et on retrouve l’eau clair qui nous permet d’avancer. Nous avons besoin de métaphores vives,selon les mots de Paul Ricoeur. Nous sommes en recherche permanente, cahin-caha, en liant les enjeux de la justice sociale et les mots qui nous aident à discerner un chemin. C’est parfois décevant, mais, le plus souvent, enthousiasmant.
Deux écueils
Pour ne pas chavirer, nous tentons d’éviter deux écueils lors de nos navigations poétiques. D’une part, le poétique n’est pas une pédagogie. Il ne s’agit pas de faire passer un message prédéterminé, mais de déposer une intention à discuter. Il ne s’agit pas d’agiter une morale comme les derniers vers d’une fable, mais de regarder nos vies au miroir d’une création sensible. Le poétique n’est pas un supplément d’âme, un outil rhétorique, une illustration habile. Dans notre pratique, il est plutôt comme un invité que l’on écoute sans le comprendre totalement, sans l’épuiser. On ajoute une chaise, on pose une assiette, on partage un repas. Parfois, la discussion se passe bien et on s’enrichit mutuellement. Parfois, on s’embrouille, on se dispute et on ne se comprend pas. Il arrive que l’on ne se rencontre plus. Inviter la beauté et le tragique à sa table n’est pas de tout repos. Cela peut être déstabilisant. Mais cela n’a surtout rien à voir avec le fait de donner des leçons avec de vieilles idées dans des habits neufs.
L’autre écueil, c’est le systématisme idéologique. On applique les recettes et on passe à autre chose. La poésie devient un « outil » pour la réflexion. On fait des collectifs de contes, de poèmes, de jeux, de métaphores… On pourrait former, diffuser, « marketer », apposer le sceau de l’innovation sociale, de l’utilitarisme confortable. La poésie même serait vidée de sa puissance poétique. On a du mal à transmettre cette pratique qui creuse plutôt qu’elle ne garnit, qui dépouille et laisse de la place au vide, à ce qui n’est pas encore advenu. Il nous arrive fréquemment de faire des réunions sans poésie. Ce qui lui permet de rester d’abord un surgissement.
Au fond, ces deux écueils se ressemblent. Ils nous parlent de notre envie de solidité, de trouver le socle permettant de s’assurer dans des pratiques qui seraient professionnelles, responsables, rationnelles, reconnues. Nous n’avons que notre confiance nue pour répondre à ces exigences. Le plus souvent, nous n’avons pas les réponses, nous inventons au fur et à mesure, avec les personnes rencontrées, nos rêves et nos colères partagées.
Aequitaz fait donc partie de ce mouvement plus vaste qui cherche à revitaliser la démocratie, à changer les rapports de pouvoirs et les rapports de sens, le politique et le poétique. Tantôt « poètes sociaux » (pape François, Fratelli tutti), tantôt « daltoniens de l’âme » (Anne Sylvestre, Les gens qui doutent), nous cherchons à créer un artisanat de justice sociale qui réponde à la galère de notre temps avec ses injustices et ses émerveillements, avec ses orages et ses aurores.
Texte rédigé pour la lettre de diffusion d’AequitaZ à l’occasion de l’annonce publique de mon départ de cette association.
Nous avons traversé bien des aventures humaines et politiques, nous avons surmonté bien des échecs et refusé tant d’injustices ! Nous avons raconté tant d’histoires réelles et colporté au-delà de nous-mêmes quelques poésies. Nous avons exploré, défriché, égratigné, enseveli, réveillé, bifurqué, raturé, embarqué, célébré, dénoncé. Nous nous sommes perdus sur les routes de France et de Belgique. Nous nous sommes retrouvés dans des lieux de pouvoirs gris ou dans des foyers colorés et inattendus, dans des lieux où la solidarité se partage comme un repas de fête, où l’hospitalité n’est plus confinée dans les dictionnaires. Nous avons inventé des parlements libres, des collectifs Boussole et le collectif de la Huppe. Nous avons expérimenté des carrefours de savoirs. Nous avons soutenu des associations, des collectivités locales et quelques entreprises qui visaient une plus grande justice sociale et environnementale. Nous avons soutenu les luttes des autres et organisé notre vie associative et coopérative le plus possible en cohérence avec nos principes.
Je faisais partie de ce nous. Avec d’autres, j’ai donné naissance à ce nous qu’on appelle AequitaZ. Au fil des années, certaines personnes sont parties pour un temps ou pour toujours. D’autres ont rejoint et partagent un bout de chemin. Aujourd’hui, c’est à mon tour de m’éloigner.
Au bout du petit matin, mon étoile m’appelait ailleurs sans bien savoir vers quoi. J’ai décidé de marquer un temps d’arrêt et de voir ce qui pourrait s’éclairer dans la nuit. Après neuf années, c’est une étape. Ce départ a été mûri, préparé et dépassé. Aujourd’hui, une nouvelle équipe prend la mer et s’apprête à découvrir de nouveaux horizons. J’ai toute confiance dans leur capacité à tracer des voies dont nous avons collectivement besoin pour un monde de justice. C’était une chance de partager ces années et ces heures aux côtés de toutes celles et ceux qui ont œuvré à AequitaZ.
Je me sens plein de gratitude pour ces années créatives et résistantes. Pour celles et ceux que j’ai eu la chance de rencontrer et qui liront ces mots, j’espère que nos routes se recroiseront au gré du vent et des petits matins chantants.
L’abstention, contrée énorme où tout se tait. Depuis quelques jours, je ressasse les raisons d’une désaffection devenue banale et abyssale au fil des scrutins. L’abstentionnisme est devenu la règle et la participation électorale l’exception avec en faible écho l’indignation morale et l’appel au sursaut de militants politiques exténués. Les raisons s’égrainent facilement : obstacles pour s’inscrire sur les listes électorales puis réaliser des procurations, mensonges cyniques de certains élus et opportunisme vénal de quelques autres, impuissance répandue du politique à résoudre les problèmes des gens, maintien d’un statu quo inégalitaire et d’un sentiment d’impunité face à une justice aux moyens indigents, critique en tant que telle de la représentation politique, modes de scrutin qui silencient les minorités, incompréhension quant aux enjeux des strates départementales et régionales…
A quoi bon voter quand sa voix se perd comme l’eau dans le sable ? A quoi bon parler quand les cris sont étouffés par le vacarme du monde-tel-qu’il-est ? A quoi bon s’exprimer, passer du temps à voter ou manifester si c’est pour perdre son temps, un œil, une main, un ami et que le Gouvernement et sa cohorte de préfets manœuvrent sans ciller1 ? A quoi bon choisir entre des listes qui vont jouer sur des nuances tant les politiques publiques locales sont encadrées par des directives européennes et des lois nationales ?
La spirale est infernale. Les orientations politiques des territoires sont influencés par des élus et des votants plus âgés, plus diplômés, plus riches, mieux informés, plus mobilisés lors des scrutins. Plus les politiques sont inégalitaires, moins les catégories populaires se mobilisent pour voter.
On sait tout cela. On connaît les propositions pour reconnaître le vote blanc, le tirage au sort comme mode de désignation, l’inscription automatique sur les listes électorales dès 16 ans ou le mode de scrutin proportionnel.
Mais je voudrais ajouter une hypothèse à ce maelstrom démocratique. : ce qui est premier n’est pas le vote ou l’envie de peser sur les institutions mais le sentiment d’appartenance à une communauté politique. On confond trop souvent l’Etat et la République. On cherche la solution à un endroit alors que le problème est aussi dans l’autre. Plus ils sont confondus, moins le sentiment d’appartenance est vivace. Les impôts sont une manière de mettre en commun des ressources et pas l’apanage de Bercy. L’éducation est un bien commun est pas seulement un métier.
Pour une partie de la population, le vote est un devoir moral. Pour une autre, cela n’a aucun sens excepté lors des élections les plus décisives. Est-ce que l’on se sent appartenir à une communauté politique quand on vote pour des élections départementales et régionales ? Non sauf en Corse où l’abstention a été deux fois moindre qu’ailleurs en France.
Une communauté politique est traversée de conflits qu’il s’agit de trancher. Elle n’est pas constituée de relations privées mais publiques. Pourquoi chercher à résoudre des conflits dans une communauté à laquelle on ne se sent pas appartenir ? Pour toute une partie de la population, la République est un signifiant vide, un mot d’ordre brandi à toute occasion par des personnes que l’on n’écoute plus. Comme si en ânnonant un mot, on faisait exister la chose. Une partie importante de l’abstention chez les jeunes et dans les catégories populaires ne marquent pas un rejet mais un désintérêt. On n’est pas du même monde. C’est le système ! Pourquoi demander à une poule de voter pour le roi des renards ?
Alors la question se déplace : comment crée-t-on un sentiment d’appartenance à une même communauté politique ? A quel monde commun s’identifier ? Comment dépasser les logiques rassurante du microquartier, essentialisante du clan, illusoire de la plateforme numérique ? Cela ne peut pas venir que des institutions elles-mêmes. Elles ne sont que l’instrument qu’une communauté se donne à elle-même.
L’extrême-droite répond à la question des frontières du groupe par une histoire fantasmée. Leur nous est étroit, plein de morgue et de rancœur, sali par le ressentiment. A l’époque de sa puissance, les partis communistes et trotskystes répondaient également à cette question par l’affirmation du prolétariat face à la bourgeoisie. On peut appartenir à un sous-groupe en lutte au sein d’une communauté plus large. Le vote devient un mode de défense où les ennemis se transforment en adversaires. La démocratie comme civilisation des conflits. Les institutions comme modalités d’organisation de cette vie commune.
Pour que des jeunes et des personnes issues des catégories populaires se sentent appartenir à ce monde commun, on a besoin de bien des choses – des espaces pour se réunir, des personnes pour se mobiliser et l’animer, des moyens financiers, une stratégie commune, des organisations qui passent plus de temps à se concerter qu’à se combattre… – mais on a surtout besoin d’histoires.
L’un des défis consiste à redessiner les contours de collectifs en capacité de peser sur la destinée du pays. Cette classe pour soi2ne peut exister sans une histoire commune. Seules les histoires rassemblent et font exister les communautés. Des histoires dont l’hospitalité, la peur et la mort ne sont pas oubliées. Voilà qui nous sommes et ce que nous pouvons faire de ce monde.
Trop souvent le combat politique se focalise sur des programmes plutôt que sur des histoires, sur les baguettes magiques plutôt que sur les magiciens. Dans un texte magnifique, Walter Benjamin évoquait la disparition des contes et de notre faculté à échanger des expériences3. Les gens sont revenus muets de la Première Guerre Mondiale comme mon arrière-grand-père poilu qui n’a jamais parlé de Verdun à sa fille unique. L’art du conte n’a pas besoin d’explication. Il n’a pas besoin de causes.
Nous avons besoin d’histoires pour rassembler celles et ceux qui subissent des dominations multiples et cumulées – discriminés à cause d’une appartenance supposée oud’une race fantasmée ; enfermés dans un genre qui n’offre des droits et de la reconnaissance que lorsque l’on se tait ; pollués, détruits, rasés à blancs transformés en ressourcesfaute de diplomatie nouvelle avec les forêts et les animaux. Une histoire qui évite de se déchirer face à ceux qui défendent un mérite plus ouvert, une compétitivité plus inclusive, une égalité des chances teintée de diversité au sein d’un château de violences. Une histoire qui parle à celles qui crèvent en silence face à l’horizon d’une société aveugle à ses inégalités avec défiscalisation des dons aux associations humanitaires. Une histoire qui parle à ceux qui galèrent à cultiver leur champ et à survivre aux ménages hors des autoroutes de la modernité face à ceux qui sont venus s’installer pour se rapprocher de la nature avec livraison à domicile du dernier smartphone commandé sur les internet.
Sans ces histoires-là, il n’y aura pas de communauté politique, pas de monde commun. Il faut un nom à cette classe sociale et écologique pour la rendre consciente d’elle-même. Je ne m’y risquerai pas. Mais c’est le défi à relever avec l’ensemble des forces vives, conscientes et prêts à tracer un chemin vers la justice par des luttes sociales, des imaginaires poétiques et des victoires électorales. Alors, sans doute, l’abstention pourra baisser à nouveau. Car le vote sera redevenu un acte d’affirmation positif et non un réflexe, un devoir, un privilège, une déception ou un pis-aller.
Pour reprendre les mots mêmes d’Albert Camus4, l’abstention a toujours été possible dans l’histoire.Celui qui n’approuvait pas, il pouvait souvent se taire, ou parler d’autre chose. Aujourd’hui, tout est changé, le silence même prend un sens redoutable. Nous sommes embarqués dans la galère de notre temps. Et cette galère sent le hareng. Nous devons ramer à notre tour car ce monde a besoin de nous pour trouver les courants favorables dans la tempête, ceux qui nous ramèneront sur la rive en paix et en vie.
1 La subordination du Parlement au Gouvernement par la maîtrise de l’ordre du jour, le 49-3, le vote bloqué ou le mode de scrutin, la censure préfectorale sur les expérimentations souhaitées par les collectivités locales, l’impossibilité de faire participer les citoyennes et citoyens aux décisions publiques dans le Code général des collectivités territoriales sont autant de freins à une démocratie vivante et inclusive. On se souviendra également de l’inscription de la réforme des retraites d’un Conseil des ministres exceptionnel en pleine pandémie en février 2020.
2 L’opposition marxiste entre classe-en-soi et classe-pour-soi distingue la première par des conditions objectives dans les rapports entre capital et travail de la seconde par des facteurs subjectifs permettant l’identification à un groupe commun qui défend ses droits. Cette distinction a été formulée par des exégètes marxistes à partir d’un paragraphe de Misère de la philosophie de Karl Marx
3 Benjamin ajoute Jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par la bataille de matériel, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Le cours de l’expérience qui se transmet de bouche en bouche a chuté. Le récit a été éliminé du domaine de la parole vivante par l’évolution historique des forces productives. Mais heureusement une beauté nouvelle apparaissait en même temps dans ce qui disparaissait. Walter Benjamin, « Le conteur », trad. fr. M. de Gandillac, Gallimard, 2000
4 Albert Camus, L’artiste et son temps, prononcée le 14 décembre 1957 à Uppsala
Ce texte a été publié une première fois sur la Villa Réflexive le 6 juin 2019.
Dernier billet de cette résidence dans la Villa Réflexive pour parler du corps. Évoquer la poésie pourrait laisser croire que nous cherchons à partir des mots. Or, notre action est d’abord sensorielle, fondée sur ce que la vie, des relations, de la domination, des arbres, des objets et même des mots – font à nos désirs et nos émotions.
J’ai toujours aimé cet extrait des Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu :
« La reconnaissance pratique par laquelle les dominés contribuent, souvent à leur insu, parfois contre leur gré, à leur propre domination, en acceptant tacitement, par anticipation, les limites imposées prend souvent la forme de l’émotion corporelle (honte, timidité, anxiété, culpabilité) (…). Elles se trahit dans des manifestations visibles, comme le rougissement, l’embarras verbal, la maladresse, le tremblement, autant de manières de se soumettre, fût ce malgré soi et à son corps défendant , au jugement dominant, autant de façons d’éprouver le conflit intérieur et le « clivage du moi , la complicité souterraine qu’un corps qui se dérobe aux directives de la conscience et de la volonté entretient avec la violence des censures inhérentes aux structures sociales1 »
Ce passage m’indique où l’on cherche à agir. Nous cherchons à déplacer politiquement ces frontières intérieures qui nous emmurent. Sans psychologiser. Mais sans non plus nier la dimension personnelle et subjective de ce vécu.
Comment fait-on ? En écoutant nos propres émotions d’abord. Celles-qui résonnent à l’intérieur et nous traversent : la colère face à la violence et l’humiliation d’une personne à qui on refuse ses droits, la peur de se tromper et de blesser quand une parole à du mal à se dire, la joie d’une heureuse nouvelle, la honte de ne pas être à la hauteur mais aussi la lassitude, la ferveur, la surprise et le dégoût, l’amertume ou l’admiration. Tout ce qui nous rend humain et nous indique qu’il se passe quelque chose.
Ensuite, nous nous appuyons sur les jeux du théâtre de l’opprimé développé par Augusto Boal et tout particulièrement l’un d’entre eux nommé le théâtre image2. On cherche une position du corps qui évoque la situation de domination vécue par la personne. Imaginons une scène avec deux personnes debout comme si elles allaient se battre, un bras en l’air dirigé l’une vers l’autre, le regard agressif, une troisième personne assise la tête dans les bras comme en pleurs à leur côté (mimant un enfant) et une quatrième démunie, les bras ballants à trois mètres d’elles.
Cette dernière a raconté cette scène vécue : une baston entre deux jeunes en bas de chez elle devant les enfants. Le petit groupe a aidé à modeler l’image correspondante en dix minutes. Ils présentent cette « image » devant le reste du groupe et on va chercher à changer la scène ensemble.
Seulement, il y a des contraintes : premièrement, on ne peut pas changer les « oppresseurs ». On ne peut pas changer les deux personnes qui se battent. La puissance est en soi dans une situation donnée et il ne faut pas enlever des éléments déterminants de la complexité de la scène. On ne change pas non plus l’enfant qui pleure. On ne peut pas les faire disparaître d’un claquement de doigt. Ils sont là. Avec leurs corps.
Deuxièmement, on ne parle pas de la scène avant d’agir avec son corps et prendre une pause. Quand une personne a une proposition, elle vient « sur scène ». Ceux qui donnent des conseils sans vouloir prendre le risque de bouger de leur chaise ne s’expriment pas. Très souvent, cela donne la parole à d’autres membres du groupe que ceux qui la prennent habituellement.
Troisièmement, je suis très attentif à demander aux personnes qui jouent les « oppresseurs » comment elles ressentent chaque nouvelle proposition. Une interposition physique ? Une personne qui s’occupe de l’enfant ? Un appel au secours ? Une personne qui les prend par l’épaule ? Ensuite, je laisse les personnes qui ont fait les propositions expliquer et je les remercie toujours tout en notant si la proposition a eu de un effet. Ce qui est très étonnant – et que je ne m’explique pas tout à fait – c’est que le ressenti des « oppresseurs » est souvent très parlant pour un certain nombre de situations et pour la compréhension de la situation pour la personne qui est « opprimée3 ». Dans l’exemple évoqué, ceux-ci continuaient à avoir envie de se battre sauf quand quelqu’un a proposé de s’assoir par terre en les regardant, geste pacifique mais confrontant.
A jouer en théâtre image des situations connues (un rendez-vous à Pôle Emploi, l’isolement, un contrôle au faciès…), on peut monter en gamme : ajouter la parole, répéter des situations de négociations, faire des marches collectives, aller occuper un hall d’entrée… Le réel n’est qu’un continuum. La domination pouvant tout aussi bien être vécue dans le groupe (entre hommes et femmes dans la prise de parole par exemple) qu’à l’extérieur de celui-ci.
Le théâtre n’est pas une baguette magique. Il y a aussi besoin d’analyse de la conjoncture politique ou de recherche poétique. Mais l’apprentissage par corps vient directement puiser aux sources de la puissance, pour s’affirmer et créer des situations plus justes et plus douces.
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1 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Points, 2015, p.203
3Je mets des guillemets à « oppresseur » et « opprimée » car il l’oppression est dans le rapport social plus que chez les personnes. Il s’agit d’un élément de la situation vécue et non d’un trait essentialisant des personnalités