Archives de l’auteur : emmanuel bodinier

Quelques poèmes d’Emily Dickinson

Quelques poèmes aimés et traduits de la mystérieuse poétesse d’Amherst [respectivement n°1190 / 1233 / 1263]:


The Sun and Fog contested
The Government of Day —
The Sun took down his Yellow Whip
And drove the Fog away —

Soleil et Brouillard se disputaient
Le Gouvernement des Heures —
Soleil sortit son Fouet Doré
Et chassa Brouillard ailleurs —


Had I not seen the Sun
I could have borne the shade
But Light a newer Wilderness
My Wilderness has made –

Si je n’avais pas vu le Soleil
J’aurais pu porter l’ombre
Mais la Lumière rend plus Sauvage
Cette Sauvagerie qui m’encombre


Tell all the truth but tell it slant —
Success in Circuit lies
Too bright for our infirm Delight
The Truth’s superb surprise
As Lightning to the Children eased
With explanation kind
The Truth must dazzle gradually
Or every man be blind —

Dis toute la vérité mais dis-la oblique —
Le Succès s’obtient par Détours
Trop de beauté éblouit notre Plaisir mutilé
Sublime surprise de la Vérité
Comme l’Éclair pour l’Enfant
Adouci, expliqué
La Vérité doit resplendir progressivement
Sous peine d’aveugler —


Les mains de l’État

J’ai proposé cette tribune au Monde début mars dont les pages Opinions n’ont pas jugé prioritaire de le publier. Je le fais donc ici en espérant que s’engage une discussion sur cette question importante pour notre avenir.

Comment l’État peut-il être à la hauteur du dépassement des limites planétaires ? Dans une analyse publiée le 23 février, Nabil Wakim journaliste au Monde et à l’origine du formidable podcast « La chaleur humaine », propose de créer « un service public de l’urgence climatique » composé d’un « guichet unique » des aides pour la transition et d’un « lieu d’accompagnement et de formation des emplois verts ».

Cette idée a le mérite de proposer une voie alternative aux turpitudes d’un Gouvernement bavard mais inconséquent. Un an après l’élection présidentielle, malgré un été caniculaire et un hiver de sécheresse, on ne voit toujours pas le moindre signe du soi-disant « quinquennat écologique ». Les injonctions indiscriminées à la sobriété des ménages et les incitations financières sans contraintes pour les entreprises sont de la poudre de perlimpinpin. Ni l’attente de technologies miraculeuses, ni la multiplication des incitations aux entreprises ne peuvent faire bifurquer l’économie française. Alors, après quarante années de néolibéralisme, pourquoi ne pas reprendre l’édification d’une administration compétente en contact direct avec la population ?

Si on s’accorde avec Nabil Wakim sur la responsabilité de la puissance publique « d’exécuter la transition », sa proposition d’un guichet unique a tout d’une chimère. Le bilan des Maisons France Service devrait nous immuniser contre de telles tentations. Leur développement a accompagné le démantèlement des services publics de proximité. Le service public de l’urgence climatique pourrait bien être le baume anesthésiant la douleur des amputations en cours. L’État rationalisé est un État sans capacité.

Pierre Bourdieu a critiqué un jour « un État dont la main droite ne veut pas savoir ce que fait la main gauche ». Pour bâtir un État écologique, une seule main pure ne suffira pas. Nous avons besoin de toutes les mains calleuses et noueuses qui soient.

Nous avons besoin d’un État aux mains vertes à Matignon comme dans les sous-préfectures, sur nos feuilles d’impôt comme dans les cours d’école. Nous avons besoin des mains d’agences de la transition – Météo France, ONF, ADEME, CEREMA, parcs nationaux, agences de l’eau, IGN – alors que les Gouvernement d’Edouard Philippe et de Jean Castex leur ont supprimé plus de 3000 postes.

Nous avons besoin d’une recherche indépendante et de qualité. Les sciences sont indispensables à la transition alors que le CNRS et de l’université sont ravagés par la mise en concurrence et des restrictions austéritaires.

Nous avons besoin de la solidarité nationale. Le seul exemple de l’assurance chômage devrait être parlant. Elle est peu à peu démantelée alors qu’elle devrait accompagner la transformation de la structure des emplois et mobiliser vers de nouvelles formations.

Nous avons besoin du pouvoir judiciaire. Comment faire respecter les lois qui protègent l’environnement quand la France n’a que 11 juges pour 100 000 habitants, deux fois moins que la moyenne européenne ? Le même raisonnement s’applique aux inspections du travail, des impôts, de l’action sociale et de la police. Le contrôle et la sanction effective sont des conditions de la confiance et de l’action. Le sentiment de vivre au sein d’une même communauté politique dont les lois sont les mêmes pour toutes et tous est indispensable pour accepter les contraintes engendrées par la bifurcation.

Nous avons besoin du Ministère de l’Oekonomie. Le Trésor Public devrait protéger nos biens communs et ne pas se limiter aux équilibres marchands. Pourquoi ne pas lui demander de préparer chaque année une Loi Carbone à présenter au Parlement à l’instar des lois de finances ?

Cette multiplicité de l’État est importante car le dérèglement climatique n’est pas notre seul problème. Nous devons agir face à la sixième extinction de masse, aux pénuries d’eau douce, de métal et sans doute de phosphore, face aux pollutions chimiques. Ces enjeux sont complexes, imbriqués et supposent une pluralité de savoirs et de légitimités. Les dilemmes sont nombreux et ne pourront pas être tranchés par une administration unique.

L’État ne peut pas tout. Il a besoin de médias indépendants, d’organisations de la société civile libres et de collectivités locales autonomes. Il doit préserver la pluralité nécessaire à une société démocratique et se donner les instruments pour le faire. Nabil Wakim cite la garantie d’emplois verts qui est effectivement une idée féconde. On pourrait ajouter la négociation de « contrats de justice écologique » pour tenir compte des singularités des territoires et des inégalités sociales et environnementales. Mais nous devons d’abord avoir une ambition : réhabiliter l’État. A une condition : le rendre écologique de haut en bas.

Avalokitesvara [Wikipedia]

Les silences de Justine Augier

Ceci n’est pas une note de lecture mais un écho personnel à la lecture du livre de Justine Augier Croire. Sur les pouvoirs de la littérature. Ce récit est pudique, amplifié par les ondes de la maladie et des souvenirs. J’invite à le lire car il nous ramène à nos oublis.

Ce récit commence par nous rappeler à nos propres lectures, aux découvertes conseillées et impromptues. Comme celle de Christian Bobin qui vient de nous quitter. J’avais peut-être quinze ans. Maman avait acheté Le Très-Bas qui raconte la vie de François d’Assise dont elle m’avait offert le prénom à la naissance. Mais je n’avais pas accroché. Je n’y comprenais rien. C’est que j’aimais la logique. Mais avec Le huitième jour de la semaine, sa prose poétique m’a emmené dans des territoires inconnus. J’étais à la fois emporté et perdu, subjugué, étourdi par le rouleau de la littérature et laissé haletant sur la grève, vidé et grimaçant, essoré et grandi.

Amazon.fr - Croire: Sur les pouvoirs de la littérature - Augier, Justine -  Livres

C’est l’histoire d’un deuil et d’une réconciliation tissés de silences. Les silences d’une mère pourtant portée par un élan, une confiance en la possibilité du changement de deux ou trois choses infimes ou immenses (p.38-39). Les silences décrits par Marcel Proust ou Nathalie Sarraute (p.108). Les silences de la lecture qui fait surgir au lieu d’éloigner, ces souvenirs qui remontent à la surface dans ce récit arraché au silence comme un sillon étroit sur lequel tenir et avancer, ne jamais cesser d’avancer (p.35). Les silences pesants et les silences soulagés.

C’est que nous subissons une malédiction auquel Justine Augier rnous invite à faire face. Celle du je sais qui tu es, d’identités figées, fantasmées, sculptées dans le marbre de nos fantasmes. Elle évite la facilité de renvoyer la responsabilité à quelques uns. Etre la fille d’une femme engagée en politique, c’est se retrouver à subir un préjugé assez particulier mais qui ressemble à tous les autres : je sais qui tu es. A en avoir peur. Alors, pour se sentir libre, on cherche à fuir, à s’éloigner, à se braquer. On quitte son pays. On refuse et on érige l’autre dans sa différence. Je n’avais sans doute pas fait attention au lien entre mon départ en Inde à 18 ans et la fuite du charisme parental ? Ah ! Tu es le fils de M. et M. ? Dans cette petite ville de province, je me heurtais à ce mur. Je ne le refusais pas mais était assigné à cette condition. Enfouissant dans un abîme ce que je suis et ce que je pouvait être. Bâtissant un « fort » intérieur autour de désirs inassumés.

Je me cogne encore aujourd’hui et autrement au mur du je sais qui tu es. Homme cisgenre, blanc et hétérosexuel, ayant étudié à Sciences Po Grenoble. Et pourtant, qui sais qui je suis, ce que je porte et ce que je vis, ce que je dis et ce que je tais ? Quelle identité m’est assignée ? Mais comment s’en défaire sans nier les rapports de domination qui nous habitent et nous abîment ? La tentation est grande de se sentir à part, déjà libre, comme s’il n’y avait pas de structures abrutissantes et étriquées étouffant nos corps et nos actes. Comment tenir ces deux bouts du mat qui s’étend entre nos vies singulières et nos vécus inégalitaires ?

Face à ce qui sait sans écouter, face aux identités bombardées, face à la violence qui torture en Syrie et dans le Donbass, face au mal, que faire ? Justine Augier répond par une espèce de miracle. Par les lumières de Razan, de Yassin, de Marielle. Quand des êtres singuliers font irruption dans le monde, le lendemain n’est plus comme la veille. C’est dans cette « cour des miracles des révolutions, des démocraties et des intelligences vaincues » [Victor Serge], dans cet espace de littérature où les mots ont un sens et le politique une grandeur qu’on a envie d’habiter. Et nulle part ailleurs.

Vœux 2023

Janvier est un passage et l’occasion de vous partager les derniers mois de mes chemins de traverse. 2022 fût l’apprentissage d’une vie en dehors d’AequitaZ. Voir grandir cette association est un plaisir renouvelé et je me sens plein de gratitudes pour celles et ceux qui en prolongent l’aventure.

Au printemps dernier, j’ai préparé une candidature aux élections législatives sous les couleurs d’une écologie populaire. Elle s’est interrompue à la faveur de l’accord d’union entre la gauche et les écologistes. Je me suis alors consacré à réaliser quelques missions professionnelles avec un fil conducteur : la justice sociale et environnementale. J’ai cherché de nouvelles manières de se parler, de décider, d’agir aux côtés de la 27e Région, de l’Atelier Paysan ou du Pocket Théâtre.

A l’automne, j’ai eu le bonheur d’animer un séminaire sur ce thème dans le cadre du Master Transition de l’IEP de Grenoble. Un autre blog raconte ces cours, les questions ouvertes et les pistes explorées. Les conséquences de la guerre en Ukraine, des politiques néolibérales et du réchauffement climatique sont visibles dans nos quotidiens. Ni l’été caniculaire, ni l’augmentation des prix, ni le recul de nos droits sociaux ne devraient nous résigner. Nous partageons la responsabilité de nos biens communs. Nous devons tisser la solidarité des ébranlés (Jan Patočka).

Pour 2023, les chemins sont ouverts pour me déployer à travers de nouvelles missions ou au sein d’une équipe. J’ai décidé également de proposer une fois par mois un séminaire en ligne pour penser la « justice des mondes vivants » [inscriptions sur ce formulaire]. Et j’espère conserver la poésie comme refuge pour les interstices de mes jours.

Janvier est un passage, l’occasion de reprendre contact et de vous souhaiter le meilleur pour cette année 2023. Qu’elle vous offre du courage au milieu des ruines, de la sensibilité à l’essentiel, des buissons de libertés et quelques moments de grâce et de lumière.

W.B.Yeats, He wishes for the Cloths of Heaven

Si j’avais l’étoffe brodée du ciel,
Tissée d’or, d’argent et de lumière,
L’étoffe sombre et pâle et bleu ciel,
De nuit, de pénombre et de lumière
J’étendrais cette étoffe sous tes pas :
Mais, pauvre de moi qui n’ai que mes rêves ;
J’ai étendu ces rêves sous tes pas ;
Marche avec douceur car tu marches sur mes rêves.


Le poème initial de Yeats paru en 1899 :

Had I the heavens’ embroidered cloths,
Enwrought with golden and silver light,
The blue and the dim and the dark cloths
Of night and light and the half-light,
I would spread the cloths under your feet :
But I, being poor, have only my dreams;
I have spread my dreams under your feet;
Tread softly because you tread on my dreams.


Yves Bonnefoy a traduit ce poème en délaissant les mots clôturant les vers du huitain (cloths, light, feet, dreams) qui alternent comme des pas. Il a privilégié le contenu poétique se permettant, privilège de poète, d’ajouter des idées comme du secret, du temps ou de l’amour.

Si je pouvais t’offrir le bleu secret du ciel,
Brodé de lumière d’or et de reflets d’argent,
Le mystérieux secret, le secret éternel,
De la vie et du jour, de la nuit et du temps,
Avec tout mon amour je le mettrais à tes pieds.
Mais moi qui suis pauvre et n’ai que mes rêves,
Sous tes pas je les ai déroulés.
Marche doucement car tu marches sur mes rêves.

A l’est des rêves, Nastassja Martin

Après l’indispensable Croire aux fauves, Nastassja Martin revient à une forme plus classique d’anthropologie bien que son écriture soit toujours aussi fluide et sensible. Elle raconte sa vie avec les Even du Kamtchatka notamment quelques familles parties vivre en forêt après la chute de l’Union soviétique. On retrouve Daria et Ivan dont l’animisme émerge des ruines d’un effondrement. Ce livre touche juste quand Nastassja Martin évite la folklorisation d’une communauté. Elle embrasse plus large, tourne son regard vers l’argent – le trafic de zibeline, vers l’exploitation des mines de nickel – métal inoxydable de notre temps, vers les forces militaires qui occupent la péninsule russe. Le fantasme de la pureté, de peuples qui ont renoué avec les rêves et les animaux, avec la forêt et les âmes laisse de la place aux contradictions et aux paradoxes. Le cosmologique n’efface pas le politique. Nous cherchons avec elle à tâtons dans des mondes impurs et troubles.

Nastassja explore les espaces liminaires, marqués par l’instabilité et non des formes pures et globalisantes qu’on qualifie rapidement de capitalistes, coloniales ou animistes. Cette attention à décrire des collectifs minoritaires qui vivent et créent « à l’endroit de la rencontre entre des mondes qui divergent malgré leur échelle a priori incommensurable » [p.75] est le cœur de l’ouvrage. C’est aussi ce qui m’a le plus intéressé. Comment concilie-je mon attention aux mésanges du matin et aux messages de mon téléphone avec le monde de destructions qu’il induit ? Quelle importance accorder à mes rêves alors que nos conversations sont surtout habitées par nos engagements professionnels et politiques ? Ces questions me sont communes avec les Even et avec Nastassja Martin.

Elles reçoivent pour réponse l’ambivalence et l’incomplétude. Par exemple à travers quelques histoires collectées par l’autrice et présentées dans le chapitre Tricksters, des histoires de duperies dont le héros – le Corbeau – s’acharne à déjouer les prédictions et nous laisser sur notre faim. Daria raconte aussi l’histoire où un homme n’avait rien à manger et qui était parti pêcher. Oulitchan, le renard en even, le voit passer avec son traîneau plein de beaux saumons. Il se lamente, dit qu’il a mal aux jambes et le supplie de le prendre sur son traîneau. L’homme crédule accepte. Oulitchan monte au milieu du poissons et dit qu’il va un peu plus loin. L’homme tire le traîneau. Et à chaque fois qu’il veut s’arrêter pour se reposer, Oulitchan lui demande d’aller juste un peu plus loin. Jusqu’au moment où il s’arrête. Oulitchan se saisit de la petite hache et propose d’aller chercher du bois pour aider à prépare le déjeuner. Puis ne revient plus laissant l’homme sans poisson et sans feu. Daria raconte aussi la variante russe où l’homme tue le renard. « Comme l’homme qui tire le traîneau ne regarde pas ce qui se passe derrière, à la fin il n’y a plus rien » [p.122] ajoute-t-elle.

Ayant si souvent raconté l’histoire de la soupe au caillou, je vois dans cette histoire une métaphore assez précise de notre mode de vie qui laisse Oulitchan dévorer le vivant et ce qui pourrait calmer notre faim. Donnez le nom que vous voulez à Oulitchan ! Au final, ce qu’il nous faudrait c’est éviter de le prendre sur notre traîneau ou bien s’arrêter et partager un peu de ce qui nous nourrit plutôt que de marcher sans raisons. Pourquoi n’y arrivons-nous pas ? Comment sommes-nous pris dans des rets d’un filet invisible qui nous tient et nous emmène ? Ce qui intéresse Nastassja Martin n’est d’ailleurs pas cette métaphore possible mais la logique même propre à la « pensée sauvage » [Lévi-Strauss cité p.126-127] : qui déstabilise l’ordre établi ? Comment se déstabilise un ordre établi ? Est-ce qu’il s’agit de faire expier le trickster ou de le comprendre, de s’en inspirer et de gagner le rêve comme une part du réel ?

Le rapport au rêve de Daria est inspirant. Elle distinguer les rêves où l’on tourne à l’intérieur de soi – et que l’on interprète comme tels – et les rêves où l’on part plus loin, hors de son monde. Avec ceux-ci, on a l’occasion de rencontrer d’autres êtres. Ce qui lui permet par exemple un matin d’aller à la rencontre des truites arc-en-ciel aperçues en rêve [p.150]. La distinction entre réalité et rêve propre à notre modernité où le premier est plus vrai que le second participe à notre incompréhension d’autres mondes. Le pouvoir soviétique qui a cherché à « convertir les autochtones à un mode de relation gestionnaire aux êtres qui peuplent leur milieu » [p.169] n’était pas en cela très différent de notre modernité européenne où l’on ne voyage pas avec les rêves et les animaux. Pour Nastassja Martin, ce dialogue interrompu, cette invisibilisation n’est pas irréversible. Nous pouvons retrouver les égards perdus rejoignant les réflexions de Baptiste Morizot.

Dans le chapitre Tempête, l’autrice cherche à provincialiser les récits du changement climatique. Comment sortir du dualisme moderne adossé soit à à l’effondrement, soit au progressisme technologique [p.214] ? Si on a dépassé l’unité d’une nature qui s’oppose à l’humain, si on imagine d’autres manières de vivre avec « les jaguars, les ours, les loups, les oiseaux, les rennes, les plantes » partenaires de rituels ou de rêve, qu’en est-il des éléments comme l’air, l’eau ou le feu ? Dans notre ontologie, ces éléments sont inanimés. Nastassja Martin interroge cette nouvelle frontière que constitue la défense des vivants, catégorie bien utile pour défendre les humains comme les éléphants, la société comme les forêts. Cette césure entre le vivant et le non-vivant, entre l’animé et l’inanimé vient de l’Antiquité et se retrouve dans la constitution même de la biologie au XVIIIe siècle [p.224]. L’organisme vivant se développerait dans un milieu abiotique (physique, chimique, géologique) proprement « sans vie ». Cette distinction s’est flouée quand on a découvert que les milieux sont en partie construits par et pour les êtres vivants et en sont des extensions [p.225]. Cela permet alors à Nastassja Martin d’adresser les éléments chez les Even. Par exemple, pour eux, le feu peut être désigné pour lui-même (toré), comme le feu du foyer (oulekit) ou comme les braises qui se tiennent debout et sont signifiantes (torélakakan). A chaque repas, une cuillère est donnée au feu avec une formule pour qu’il se retienne, pour qu’il ne perde pas le contrôle de lui-même. Le feu est le principe vital au centre de la yourte, en amont et en aval de la vie. Les Even maintiennent la communication avec lui. Cela déstabilise nos imaginaires. Comme la rivière ou l’atmosphère, le feu n’est pas une personne mais traverse les choses et les vivants, distribuée de manière discontinue. La puissance d’agir est à la fois intérieure et extérieure [p.249]

Cela peut sembler lointain et déranger nos conceptions rationalisées. Cela peut aussi ouvrir l’espace à d’autres formes de relations avec notre milieu dominé par la réification et l’extractivisme. Deux petites pages traitent en conclusion du nickel et de son exploitation [p.266-267]. Comme il est inoxydable, il est utilisé partout autour de nous sans qu’on le voit. Et pourtant, il est extrait de la terre : 30 kilos par tonne de roche excavée. Puis on le broie et on lixivie avec de l’acide sulfurique ou chlorhydrique qui se déverse partout, rejeté hors de la mine et polluant les sols, empoisonnant les vivants. Comme alerte Aurore Stephant, les mines s’épuisent et les métaux deviennent rares. Nous sommes en train de détruire notre monde. Comment nouer d’autres relations avec les roches alors que nous ne voyons même plus la valeur dans ce qui est ?

En conclusion, je laisse la parole à l’autrice qui évoque l’entre-deux : « Survivre dans un monde incertain, c’est décider de cesser de s’arc-bouter sur les formes, sans pour autant y renoncer, car cela s’appellerait le chaos ou la mort ; c’est oeuvrer vers l’expérience d’une méta-forme, à même de rouvrir les corps comme les pensées. Daria m’a souvent répété cette phrase lorsqu’elle évoquait les animaux qui nous entouraient ou le temps qu’il faisait : nous les humains, sommes entre les deux, comme des ponts. Honorer notre humanité en ce sens, c’est se placer à cet endroit précis, au point de jonction entre ciel et terre, entre animaux et flux, en conscience des intentions, du regard et des mots posés dans le monde » [p.378] Cet état d’entre-deux, loin des certitudes, me paraît être le plus prometteur pour se placer dans les bouleversements, les ravages et les promesses du monde dans lequel nous habitons.

Nastassja MARTIN, A l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, septembre 2022, 250p

Résister aux dominations

Lors d’une table ronde visant à Déconstruire les rapports de domination du Forum pour le bien vivre, j’ai eu l’occasion d’intervenir dix minutes. Voici quelques bribes à demi-effacées reflétant l’état de ma réflexion de jour de juin 2022. Les idées entre [crochets] ont été ajoutées en le rédigeant après-coup.

Au préalable et en réaction à la présentation de l’atelier, j’ai évoqué ma réserve à distinguer les humains et la nature, le social et l’environnemental. C’est le problème de la modernité. Le social n’existe pas sans le végétal ou le minéral. L’environnement se présente comme un décor extérieur ce qui est illusoire. Personnellement, j’essaye de réfléchir à la manière de prendre soin de nos mondes intégrant des animaux humains et non humains, des objets et des forêts, de l’air et de l’argent…. [J’ai évoqué ailleurs comment notre conception de la justice en avait été modifiée]

Au sujet des dominations, trois problèmes me hantent : la confusion, la division, l’humiliation. Une confusion est entretenue autour de l’existence même des dominations. Il est facile d’évoquer un cas particulier pour discréditer un rapport social. Un homme tué par sa femme ne peut masquer les féminicides. Un investissement de quelques millions dans les énergies renouvelables ne peut effacer les milliards investis par Total dans des projets climaticides. Une prime temporaire et sélective de quelques euros ne peut faire oublier que des dizaines de milliers d’étudiant-es ne mangent plus à leur faim en France et n’ont pas de protection sociale.

Au-delà des déformations médiatiques, comment définir un état de domination ? Un article de Michel Foucault – L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté – m’a aidé à opérer cette distinction : d’un côté, ce qu’il appelle les rapports de pouvoirs et de l’autre les états de domination. Les rapports de pouvoirs sont des jeux entre des personnes libres. La liberté n’est pas stable. Elle n’empêche pas l’influence. Les couples qui cherchent à être égalitaires dans la répartition des tâches ménagères existent (si ! si!) mais cela n’est pas sans conflits, discussions, ajustements. Dans un état de domination, le champ est bloqué, immobilisé, fixé par un individu ou un groupe social qui empêche la réversibilité. Pour l’une des partie prenante, il n’y a pas de problème. La domination se joue dans la silenciation. Les tâches ménagères répétitives sont systématiquement attribuées à l’une des membres du couple sans discussion possible. On pourrait reprendre la même distinction avec les contrôles au faciès qui sont niés par la grande partie des forces de l’ordre, des responsables politiques et invisibilisés dans les médias. On a donc besoin de sortir de la confusion des cas particuliers et de nommer les dominations en tant que telles, de les afficher pour s’en libérer vraiment.

Deuxième problème : nos divisions. On a beau jeu d’opposer les dominations les unes aux autres. Certains niant l’importance des discriminations racistes. D’autres relativisant l’importance de la question féministe au regard du caractère vital de la question climatique. Certains aiment faire campagne en se moquant de celles et ceux qui mangent du tofu. Bref, on passe un temps dingue à se disputer sur l’ordre d’importance des dominations quand celles-ci se cumulent aisément et qu’on pourrait facilement se mettre d’accord sur ce qui nous rassemble. Bernard Arnault a émis 176 tonnes de CO2 le mois dernier uniquement avec son jet privé alors que la moitié de la population française émet 5 tonnes par an (avec un objectif de 2 tonnes par an)1. C’est l’un des hommes les plus riches du monde et sa richesses est fondée sur l’industrie du luxe qui accroît les inégalités partout sur la planète. Il ne contribue pas à sa mesure aux services publics et au partage des richesses et perpétue un modèle néocolonial à partir d’entreprises multinationales. Il incarne un pouvoir patriarcal comme d’ailleurs le virilisme d’un Elon Musk ou l’organisation autoritaire de Mark Zuckerberg.

[Pour avoir eu un pied dans des coalitions de la société civile et l’autre dans la sphère électorale, même si certains signes sont encourageants, je vous garantie qu’on a encore beaucoup à faire pour reconnaître nos terrains communs. Ces tensions s’expliquent en partie pour des raisons internes – on dirige plus facilement une organisation dont on flatte les identités singulières et en moquant ses concurrents – et externes – le traitement médiatique et les algorithmes des réseaux sociaux privilégient toujours l’altercation sur l’accord, la punchline sur le doute, le fugace sur le récit]

Un troisième problème me travaille : l’humiliation. Vous savez sans doute que de nombreuses personnes bénéficiant des prestations sociales peuvent dans le même temps lutter contre celles-ci en votant pour des partis qui veulent les supprimer ou en s’abstenant. Si on prend le RSA par exemple, beaucoup des personnes qui le perçoivent le critiquent sévèrement car c’est avant tout une expérience d’humiliation sociale. Les courriers d’information sont menaçants et il faut constamment se justifier ou être contrôlé sur ses déclarations ou ses comptes bancaires. Comme on a pu le montrer dans un rapport les sanctions financières liées au RSA ont des effets qui augmentent la pauvreté mais aussi le ressentiment. Celui-ci a des effets sur le sentiment d’appartenance à une même communauté politique. [Point d’attention : toutes les personnes qui perçoivent le RSA ne le vivent pas comme cela. Certaines ne le perçoivent que de manière très transitoire. D’autres s’en contentent faute de mieux dans une forme d’apathie politique. Mais je n’ai rencontré personne qui est heureux de vivre avec le RSA]

Comment combat-on cette violence sociale ? Il ne suffit pas de partager les richesses, il faut aussi développer des formes de considération politique dans et hors des services publics. [Nous devons nous considérer comme autre chose que des usagers. Nous avons à inventer la manière de nous reconnaître comme personnes et comme citoyen-nes.]

Cela dit, je m’oppose immédiatement un contre-argument : quand Emmanuel Macron affirme qu’il ne faut humilier Vladimir Poutine alors que celui-ci a envahi l’Ukraine, c’est un problème. On ne peut pas s’empêcher de réagir à une injustice sous prétexte que cela pourrait humilier tel ou tel. D’autant plus que l’humiliation peut être agitée par des personnes qui seraient les perdants dans un rééquilibrage des forces et dans un partage des richesses. Nous devons donc à la fois penser les effets politiques de nos manières d’agir sans pour autant nous abstenir d’agir pour la justice

Lors de la deuxième partie de la table ronde, on m’a demandé quelques pistes pour agir ? J’ai évoqué deux pistes. La première prolongeait l’exercice proposé en début de table ronde par Cecilia Carozzo. Elle a fait lever la salle et demandé de mettre sa main droite sous la main gauche de son voisin ou de sa voisine de droite. On avait toutes et tous la main gauche soutenue et ouverte sur le monde qui nous entoure et la main droite en soutient de la personne à nos côtés. Les yeux fermés, on a pu se mettre à l’écoute de cette solidarité sensible. Cela faisait éprouver l’importance de commencer par écouter nos corps. Bien des réunions, des collectifs, des actions menées se font dans l’oubli de nos ressentis. On parle de stratégie, d’organisation, de tactiques, de revendications mais cela a des conséquences : de l’épuisement militant et parfois de la violence. Comme si nos corps exprimaient quelque chose que l’on a du mal à écouter. Nous baignons dans des normes implicites qui nous épuisent : l’intensité, l’accélération, le numérique. Or, nous avons besoin de ressentir, de respirer, de marcher, de dormir. On peut apprendre par corps, par une balade en forêt, par un temps de reconnexion. On se doit de faire attention à la manière dont nos corps sont placés dans l’espace. [D’ailleurs la salle du forum avait elle-même ses propres contraintes dont nous ne parlions pas. Certaines intervenantes étaient en visio derrière nous. L’amphithéâtre empêchait de se sentir ensemble et je ressentais le face-à-face symbolique. Si on veut sortir de ces rapports de domination, nous avons besoin de trouver des lieux qui nous ressemblent, qui nous disposent et qui nous rassemblement.]

L’autre manière d’agir consiste à puiser inspiration et intelligence dans le vaste domaine poétique . Il y a dans les contes, les mythes et les poèmes bien des manières de s’inspirer et de nommer autrement le monde qui nous entoure. La justice écoute aux portes de la beauté. La poésie nous donne du courage et du sens pour avancer. Qui a vraiment envie de défendre des sigles, des logos, des dispositifs à la rationalité froide et faible ? En réponse à une question de la salle sur la rationalité faible transmise dans les écoles, j’ai eu le bonheur de citer quelques vers d’un poème d’Apollinaire :

O soleil, voici le temps de la raison ardente

Et j’attends

Pour la suivre toujours la forme noble et douce

Qu’elle prend afin que je l’aime seulement

Sans basculer du côté du déraisonnable et de l’irrationnel, nous avons besoin d’une raison qui nous donne envie d’agir ensemble et de ne pas oublier la justice, d’un souffle où puiser régulièrement.

J’ai terminé mon intervention en précisant que je cela ne m’empêchait de croire à l’existence de rapport de force. La poésie ne suffira pas seule à transformer des états de domination mais nous avons besoin de partager un désir, une solidarité, une joie que je trouve personnellement dans des histoires comme celles-ci : deux cousins se promenaient dans la forêt. Le premier chassait et avait atteint un cygne d’une flèche. Le second retrouva le cygne, lui enleva la flèche et le soigna. Sauf qu’arriva son cousin chasseur qui réclama le cygne. Comme il refusait de lui rendre, on décida d’aller voir le juge. Celui-ci écouta l’un et l’autre, des témoins puis décidé de confier le cygne à celui qui l’avait soigné car il faut toujours se mettre d’abord du côté de la vie et de ce qui la préserve. Sans doute pourrions-nous nous en inspirer pour bien-vivre.

1Information calculée par Alternatives économiques n°425 de juillet-août 2022

Petrarque, Rerum Vulgarium Fragmenta

Toi qui écoutes en rimes éparpillées
le son des soupirs nourrissant mon cœur
dans ma première et juvénile erreur
quand j’étais un autre que celui qui est,

dans mes fragments mes plaintes et mes pensées
entre vains espoirs et vaines douleurs,
de l’épreuve d’un amour de malheur,
j’attends non le pardon, mais la pitié.

Mais je vois bien comment je fus le bruit
pour un peuple qui attend, quand trop souvent
au fond de moi c’est ma honte qui me ronge ;

de ma frénésie, cette honte est le fruit,
le repentir, le savoir clairvoyant
que ce qui plaît dans ce monde est un songe.

La version originale du premier sonnet de Francisco Petrarca est la suivante :

Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono
di quei sospiri ond’io nudriva ’l core
in sul mio primo giovenile errore
quand’era in parte altr’uom da quel ch’i’ sono,

del vario stile in ch’io piango et ragiono
fra le vane speranze e ’l van dolore,
ove sia chi per prova intenda amore,
spero trovar pietà, nonché perdono.

Ma ben veggio or sì come al popol tutto
favola fui gran tempo, onde sovente
di me medesmo meco mi vergogno;

et del mio vaneggiar vergogna è ’l frutto,
e ’l pentersi, e ’l conoscer chiaramente
che quanto piace al mondo è breve sogno.

Une justice sociale et poétique

Un article publié dans la « Revue Projet » n°386 de février-mars 2022.

Au commencement, il y a la rencontre de Vivian Labrie. Chercheuse autonome au Québec et porte-parole du Collectif pour un Québec sans pauvreté entre 1998 et 2004, Vivian Labrie animait à l’époque des carrefours de savoirs où se croisaient savoirs savants et savoirs des gens sur des questions précises comme les finances publiques ou les besoins essentiels. Dans ses animations et ses réflexions, Vivian Labrie mêle des contes de tradition orale, des métaphores et des concepts issus des sciences sociales avec une écoute fine de personnes en situation de marges. Cette pratique nous a fasciné. Elle permettait de se donner du temps pour se dégager des revendications classiques et des catégories structurant les politiques publiques. On pouvait ainsi passer du Produit Intérieur Brut – trop brutal – au Produit Intérieur Doux pour considérer la richesse humaine et environnementale que cet agrégat comptable ne prenait pas en compte.

A la fondation d’AequitaZ, cette pratique fut l’une de nos sources d’inspiration. Nous avons repris certains contes comme la soupe au caillou ou l’oiseau de vérité. Ces histoires ont alimentées notre imaginaire et nous ont aidé à nommer le monde qui nous entoure, à nous positionner, à définir notre projet associatif, à enrichir notre pratique réflexive. Au fur et à mesure, nous avons rencontré d’autres textes et d’autres métaphores qui ont pris place : le forgeron de Rimbaud, les éléphants des Upanishads et de Romain Gary, les murs évoqués par Camus dans son discours de Suède, les oiseaux d’Emily Dickinson et les lucioles de Pier Paolo Pasolini…

Nous avons peuplé nos actions de ces rencontres. Tous les « parlements libres de jeunes » – des expériences de démocratie directe pour les 18-30 ans – commencent par un temps poétique. Les groupes « Boussole », rassemblant des chômeuses et des chômeurs, naviguent avec l’histoire du « Bateau qui va sur terre et sur mer ». Le collectif de défense des droits des personnes au RSA s’est donné comme nom « la Huppe », en référence à l’animal qui prêta son nom au « jeu de dupe » (originellement, le « jeu de la huppe ») sous prétexte que cet oiseau magnifique aurait l’air idiot.

Aimé Césaire a titré un de ses poèmes « La justice écoute aux portes de la beauté ». Nous nous y sommes attachés sans forcer. Un ancien grec nous a appris que le poétique « purgeait la crainte et la pitié » et « faisait advenir un sentiment commun d’humanité » (Aristote, Poétique). Ces mots nomment notre pratique où autrui n’est ni un danger, ni une victime, qu’il soit en haut ou en bas de l’échelle sociale, où la considération habite nos relations comme les histoires offertes par le temps.

La poésie face au politique

Comment s’articulent poétique et politique ? Commençons par nous défaire des idées reçues : citer des vers de René Char dans un discours est une pratique politique banale ; écrire de la poésie engagée, bonne ou mauvaise, reste un acte poétique ; lutter pour faire reconnaitre des femmes poètes est d’abord politique tandis que les poèmes de Sappho ou de Forough Farrokhzad sont d’abord poétiques… Le politique et le poétique sont des pratiques sociales dont le sens est donné en situation par les personnes qui les portent et les reçoivent. Un même acte peut avoir deux versants, collés mais opposés l’un à l’autre. Ce sont deux puissances : l’une tournée vers l’organisation de nos relations au sein d’une communauté, l’autre vers l’expression métaphorique d’une sensibilité.

A Aequitaz, le poétique n’est donc pas un contre-pouvoir, mais une puissance créatrice. Elle nous donne des repères, nous guide, mais n’est pas le voyage lui-même. Elle nous permet, en nommant précisément les choses, de penser nos liens différemment. Il en est ainsi des institutions qui se fondent sur des métaphores. Dans les politiques sociales, le mot « insertion »est désormais partout. Elle définit des plans départementaux, des comités, des entreprises, des délégations, des lois, des profils de postes. Mais l’insertion conçue comme passage vers une norme le plus souvent au sein du marché du travail a-t-elle encore un sens quand le précariat est si répandu ? Sait-on encore imaginer des politiques sociales sans ce mot ?

Peut-on imaginer que les personnes effectuent plutôt des traversées que des parcours d’insertion ? Dans les collectifs de chômeurs que nous animons, nous naviguons grâce à la métaphore maritime. Nous préservons aux équipages leur autonomie et leur choix de destination. Aux membres de décider où elles vont, quelle activité trouver, quelles obstacles elles rencontrent, si elles ont besoin d’avancer, de revenir à bon port ou de se reposer. Bien entendu, les institutions ont aussi leur mot à dire. Nous invitons le Conseil Département ou Pôle Emploi à discuter lors d’une «capitainerie » – un lieu de décision pour affréter les bateaux, discuter de leur approvisionnement, de leurs besoins, de leur sécurité. La capitainerie est plus précise qu’un « comité de pilotage » dont on ne sait pas toujours ce qu’il pilote. La zone de pouvoir n’est pas la même que sur le bateau lui-même où les membres des groupes Boussole restent maîtres à bord. Nos espaces politiques sont structurés par nos imaginaires poétiques.

Le poétique n’est pas un socle solide. Il ressemble à l’argile au fond d’une rivière. Si on va le chercher, l’eau s’obscurcit et on ne voit bientôt plus ses pieds. On perd nos repères. En ramassant l’argile, on peut sculpter un nouvel objet qui peut devenir rigide dans la durée. La boue en suspension se dépose et on retrouve l’eau clair qui nous permet d’avancer. Nous avons besoin de métaphores vives,selon les mots de Paul Ricoeur. Nous sommes en recherche permanente, cahin-caha, en liant les enjeux de la justice sociale et les mots qui nous aident à discerner un chemin. C’est parfois décevant, mais, le plus souvent, enthousiasmant.

Deux écueils

Pour ne pas chavirer, nous tentons d’éviter deux écueils lors de nos navigations poétiques. D’une part, le poétique n’est pas une pédagogie. Il ne s’agit pas de faire passer un message prédéterminé, mais de déposer une intention à discuter. Il ne s’agit pas d’agiter une morale comme les derniers vers d’une fable, mais de regarder nos vies au miroir d’une création sensible. Le poétique n’est pas un supplément d’âme, un outil rhétorique, une illustration habile. Dans notre pratique, il est plutôt comme un invité que l’on écoute sans le comprendre totalement, sans l’épuiser. On ajoute une chaise, on pose une assiette, on partage un repas. Parfois, la discussion se passe bien et on s’enrichit mutuellement. Parfois, on s’embrouille, on se dispute et on ne se comprend pas. Il arrive que l’on ne se rencontre plus. Inviter la beauté et le tragique à sa table n’est pas de tout repos. Cela peut être déstabilisant. Mais cela n’a surtout rien à voir avec le fait de donner des leçons avec de vieilles idées dans des habits neufs.

L’autre écueil, c’est le systématisme idéologique. On applique les recettes et on passe à autre chose. La poésie devient un « outil » pour la réflexion. On fait des collectifs de contes, de poèmes, de jeux, de métaphores… On pourrait former, diffuser, « marketer », apposer le sceau de l’innovation sociale, de l’utilitarisme confortable. La poésie même serait vidée de sa puissance poétique. On a du mal à transmettre cette pratique qui creuse plutôt qu’elle ne garnit, qui dépouille et laisse de la place au vide, à ce qui n’est pas encore advenu. Il nous arrive fréquemment de faire des réunions sans poésie. Ce qui lui permet de rester d’abord un surgissement.

Au fond, ces deux écueils se ressemblent. Ils nous parlent de notre envie de solidité, de trouver le socle permettant de s’assurer dans des pratiques qui seraient professionnelles, responsables, rationnelles, reconnues. Nous n’avons que notre confiance nue pour répondre à ces exigences. Le plus souvent, nous n’avons pas les réponses, nous inventons au fur et à mesure, avec les personnes rencontrées, nos rêves et nos colères partagées.

Aequitaz fait donc partie de ce mouvement plus vaste qui cherche à revitaliser la démocratie, à changer les rapports de pouvoirs et les rapports de sens, le politique et le poétique. Tantôt « poètes sociaux » (pape François, Fratelli tutti), tantôt « daltoniens de l’âme » (Anne Sylvestre, Les gens qui doutent), nous cherchons à créer un artisanat de justice sociale qui réponde à la galère de notre temps avec ses injustices et ses émerveillements, avec ses orages et ses aurores.

Au bout du petit matin

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Texte rédigé pour la lettre de diffusion d’AequitaZ à l’occasion de l’annonce publique de mon départ de cette association.

Nous avons traversé bien des aventures humaines et politiques, nous avons surmonté bien des échecs et refusé tant d’injustices ! Nous avons raconté tant d’histoires réelles et colporté au-delà de nous-mêmes quelques poésies. Nous avons exploré, défriché, égratigné, enseveli, réveillé, bifurqué, raturé, embarqué, célébré, dénoncé. Nous nous sommes perdus sur les routes de France et de Belgique. Nous nous sommes retrouvés dans des lieux de pouvoirs gris ou dans des foyers colorés et inattendus, dans des lieux où la solidarité se partage comme un repas de fête, où l’hospitalité n’est plus confinée dans les dictionnaires. Nous avons inventé des parlements libres, des collectifs Boussole et le collectif de la Huppe. Nous avons expérimenté des carrefours de savoirs. Nous avons soutenu des associations, des collectivités locales et quelques entreprises qui visaient une plus grande justice sociale et environnementale. Nous avons soutenu les luttes des autres et organisé notre vie associative et coopérative le plus possible en cohérence avec nos principes.  

Je faisais partie de ce nous. Avec d’autres, j’ai donné naissance à ce nous qu’on appelle AequitaZ. Au fil des années, certaines personnes sont parties pour un temps ou pour toujours. D’autres ont rejoint et partagent un bout de chemin. Aujourd’hui, c’est à mon tour de m’éloigner.  

Au bout du petit matin, mon étoile m’appelait ailleurs sans bien savoir vers quoi. J’ai décidé de marquer un temps d’arrêt et de voir ce qui pourrait s’éclairer dans la nuit. Après neuf années, c’est une étape. Ce départ a été mûri, préparé et dépassé. Aujourd’hui, une nouvelle équipe prend la mer et s’apprête à découvrir de nouveaux horizons. J’ai toute confiance dans leur capacité à tracer des voies dont nous avons collectivement besoin pour un monde de justice. C’était une chance de partager ces années et ces heures aux côtés de toutes celles et ceux qui ont œuvré à AequitaZ.  

Je me sens plein de gratitude pour ces années créatives et résistantes. Pour celles et ceux que j’ai eu la chance de rencontrer et qui liront ces mots, j’espère que nos routes se recroiseront au gré du vent et des petits matins chantants.